Sicaires (1) - Avenida carnaval
A Soederin et Schultzien qui ont vaincu leurs démons et les miens.
R O M A N
Traduit de l'américain
aux Editions Seul.Mais.Contre
par l'équipe de jour
Annie Chapmann, Edith Chapmann, Alfonso Diaz
§ § §
Cet ouvrage est destiné à un public averti et ne doit pas être laissé entre les mains de jeunes lecteurs. Malgré l'autorité de la chose jugée, beaucoup de personnes se donnent le ridicule de rendre un écrivain complice des sentiments qu'il attribue à ses personnages ; et, s'il emploie le je, presque toutes sont tentées de le confondre avec le narrateur (HdB). Tous les personnages de ce roman sont fictifs et toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence.
Chapitre I.- Avenida Carnaval
- Il y a deux perroquets dans l'arbre.
- Quel arbre ?
- L'arbre devant l'immeuble.
Lino les cherchait des yeux mais ne les voyait pas. John lui souffla : "à mi-hauteur". Lino remontait lentement le tronc à la lunette. Verts dans les premières feuilles du printemps, les oiseaux ne se dévoilaient que lorsqu'ils bougeaient. Immobiles , ils étaient naturellement camouflés. Puis le plus gros tourna la tête. C'était la saison de formation des couples. Ces deux-là étaient en train de se marier.
- Jaco et Lori, dit Lino à voix basse.
- Quoi ?
- Rien, c'est un roman d'avant guerre.
John consulta machinalement sa montre et dit : "on a le temps". Lino en fit de même. Une bonne demi-heure peut-être.
Il y avait deux semaines qu'ils avaient pris le contrat. Michel Ehrenberg était un homme d'affaires de Charleroi. Dans la quarantaine, un peu rondouillard, il trafiquait de tout sauf des armes. Si à vingt ans il avait commencé par livrer des fusils au Congo, il s'était vite arrêté quand les professionnels de ce segment particulier du commerce international lui avait prédit une fin hâtée s'il persévérait. Son père connaissait Marc Rich, et il parvint à brancher son fils sur le commerce de matières premières comme le cobalt, en s'adossant à un fournisseurs du calibre de Glencore. Michel Ehrenberg connaissait les grandes maisons de commerce international et y soignait sa réputation, même s'il ne refusait pas quelques à-côté moins fréquentables sous couverture, en fait quand il se déplaçait en dehors de sa zone habituelle de trading. Comme beaucoup, il travaillait sur l'Afrique centrale et le Golfe de Guinée, au Levant et en Asie du Sud-Est. Il y était connu, du moins dans la vingtaine d'hôtels où ils se croisaient tous pour parler du beau temps et des affaires, parfois des gosses, des épouses, des saisons de ski, rarement de la plage. Ce milieu était celui du carnet d'adresses et des services rendus, un peu forcés parfois, qui sans génie n'auraient servi à rien. Car c'était bien de génie qu'il s'agissait pour exister et réussir dans ce milieu encombré d'aventuriers ratés. La première leçon apprise était d'aller voir ses interlocuteurs et ne pas se fier aux moyens de communications modernes, non pas qu'ils fussent dangereux ou indiscrets, mais à jauger autrui à l'aune des capitaux mis en jeu, il valait mieux faire le voyage et passer deux jours à discuter du projet, de rien et de tout, surtout de rien, le plus sûr moyen de percer une personnalité.
Michel Ehrenberg avait levé un marché fabuleux qui réclamait des qualités d'organisation peu ordinaires. La Chine cherchait par tous moyens du fishmeal pour ses fermes aquacoles. L'Amérique du Sud en produisait. Mais l'affaire était loin d'être simple pour une raison idiote, il n'y avait pas de ligne maritime régulière de fret entre la Chine et les côtes sud-américaines du Pacifique. Certes on pouvait charger dans un port sud-américain mais il n'y avait pas de fret retour. Aussi les compagnies de navigation rechignaient à s'engager. Les vraquiers chinois étaient dans la même situation sauf que la denrée pouvait être déclarée stratégique par le gouvernement central qui dès lors paierait les soutes et les marins du voyage à vide. Mais la décision n'avait pas été prise, et si on impliquait des compagnies maritimes chinoises, on prenait le risque assez grand de les voir capter le marché pour elles-mêmes et éliminer les acteurs de la chaîne de trading. De tout cela John et Lino ne savaient rien.
Ils avaient identifié et filé M. Ehrenberg à Charleroi puis à Paris. Il s'agissait d'assimiler sa carrure, son allure, sa démarche, ses tics afin de le reconnaître au premier coup d'œil. Porterait-il une perruque, un stetson à large bord ou un costume de clown, en mouvement, il serait immanquablement détecté. Ils étaient aujourd'hui à Lima pour effacer monsieur Ehrenberg. Milliardaire en dollars, il ne valait aujourd'hui pour eux qu'un quart de million de dollars, mort bien sûr. La position avait été choisie pour sa praticabilité. Le poste n'était pas en face l'immeuble du Banco Santander, mais déporté vers le sud pour former un angle de 50 degrés et n'avoir pas de soleil dans les yeux ni directement ni par reflet sur une façade. Il était au troisième étage d'un entrepôt désaffecté, dissimulé derrière des jalousies parfaitement réglées pour laisser passer la ligne de mire au-dessus de la lamelle sous laquelle passait la ligne d'ogive. La distance télémétrée était de 755-765 mètres jusqu'à l'entrée du hall, rendant le départ quasiment indétectable à la détonation. Le fusil était un CheyTac américain qui envoyait du 375 Tenderness sous une lunette Steiner classique 28-56 sur bipied.
La circulation sur l'avenida Carnaval était fluide, presque calme. Lino fit quelques mouvements d'assouplissement et John reprit sa veille à la monoculaire quand passa en bas de l'entrepôt un Amarok blanc qui filait vers l'entrée du hall plus loin. Chacun regarda sa montre : 3h27. Une Série 7 blanche rejoignit l'Amarok. Il ne s'agissait pour l'instant que d'identifier la cible. Le contrat disposait que l'élimination se ferait quand la cible ressortirait après avoir négocié avec la banque. John et Lino ne savaient pas pourquoi. Ehrenberg fut reconnu facilement d'autant plus qu'il s'arrêta sur le trottoir pour dire deux mots à l'un de ses conseils, du moins l'épaisse serviette en cuir qu'il portait à bout de bras le laissait deviner. Il était en costume de lin blanc avec une cravate lie-de-vin, des mocassins blancs et un panama écru à grain noir. Autour de lui, deux conseillers en chemise blanche manches longues et un garde du corps en blouson de toile bleue. Ils disparurent. La partie fastidieuse commençait puisqu'il fallait rester en alerte pour une durée imprécisée et sans signal de sortie, sauf peut-être par les voitures. En effet, l'Amarok avait trouvé une place plus loin dans l'avenue et la Série 7 descendait maintenant dans le parking de l'immeuble d'en face.
L'érection mentale de l'un et l'autre les empêchait de réfléchir voire même de discuter pour meubler l'attente. Lino se repassait la procédure du contrat qu'il avait pris. Un seul tir, n'importe où dans le corps de cible. John se faisait le film de l'esquive, par la côte, vers un port de chalutiers pour embarquer vers le Chili. Lino ne voulait pas ajouter un paramètre local défavorable comme de passer par l'Equateur ou de traverser la zone en guerre larvée de la Colombie occidentale. Ils partiraient d'Antofagasta aeropuerto si tout allait bien - ce qui n'arrivait presque jamais - soit de Santiago du Chili.
Deux Cadillac remontèrent Carnaval et allèrent se garer en double file devant l'immeuble. Les deux conseillers d'Ehrenberg sortirent les premiers attendant l'Amarok qui avait déboîté pour faire demi-tour. La Série 7 tardait à ressortir du parking souterrain et le garde du corps avait passé la porte du hall sans s'avancer. Lino qui avait approvisionné dès que l'Amarok avait bougé, arma lentement d'une main ferme en verrouillant à fond le bouton de culasse. Trois types sortirent enfin qui parlaient à quelqu'un resté dans l'embrasure de la porte vitrée du hall. John annonçait :
- à midi, hausse bonne, dérive droite 5, cible en attente... cible en acquisition !
- cible acquise, j'envoie ! confirma Lino.
Au dixième de seconde près, Ehrenberg se baissa touchant le sol de sa main. John annonça :
- cible manquée, mêmes éléments... cible en acquisition !
- un éclat de couleur dans la mire... cible acquise, j'envoie !
- cible manquée, dommage collatéral ! souffla John.
Le garde du corps s'était fait arracher le bras par l'ogive de 375. Tant dans la lunette que dans la monoculaire on ne voyait plus Ehrenberg. Mais un perroquet décollait du trottoir pour remonter dans l'arbre. Peut-être avait-il volé quelque friandise tombée au sol, invitant Ehrenberg à se baisser pour le toucher. A cette distance il fallait une seconde à l'ogive pour arriver. L'oiseau avait sauvé la cible. Qui avait entendu le coup de feu ? Peut-être le Belge qui par réflexe était sorti de la ligne de mire. il fallait du métier pour acquérir et conserver ce réflexe. Ehrenberg n'avait pas fait que du bureau climatisé.
Trop tard pour comprendre. Au poste de tir, on démontait en hâte, trépied, fût, lunettes dans la valise ad hoc. Un C10 Chevrolet bleu ciel patina qui ne payait pas de mine sauf à puer le poisson, les attendait derrière sur un chemin en terre. Ils se hâtèrent même s'ils avaient éliminé le seul professionnel du groupe. Le plan était de se terrer quatre jours puis de sortir du pays par le grand port de pêche de Chimbote, grouillant de monde, le moyen le plus lent, le plus humide et le plus sûr avec la dotation. L'affaire étant manquée, ils montèrent sans attendre à Chimbote où ils perdirent le C10 dans la broussaille, puis disparurent dans la cohue des appareillages !