Sicaires (6) - La Confirmation
Chapitre VI.- La Confirmation
Stef Bichara reposa son verre de Dubonnet sur le plateau argenté puis se décida à appeler Limassol pour le second genou. Une gouvernante frigide décrocha, mais vaincue par l'exquise politesse de monsieur Stéphan, passa le combiné à Tigran Kervokian. Un ami d'un ami l'avait averti que l'excellentissime trader chimique hospitalisé aux Pays-Bas, dont le nom ne lui dirait rien, allait subir une réplique s'il déshonorait la signature qu'il avait donnée à une firme libanaise bien connue pour son alacrité radieuse. En prévention de quoi un aller-retour pour convaincre serait approprié si l'accord n'était obtenu à première demande. Après les salamaleks d'usage il raccrocha, sans attendre les questions si tant était qu'il y en eût. L'alarme courut les fils du télégraphe, comme on disait jadis, et en un rien de temps, la famille K organisa l'exfiltration de l'aîné des Kervokian alité au Bronovo de La Haye. L'agent néerlandais de la TRANSECURE LIMITED qui avait acheté un infirmier des soins intensifs, signala le transfert de la cible au siège de Beyrouth qui le propulsa à Schipol pour surveiller les vols privés vers la Grèce et Chypre, probablement à destination de Larnaca. Oui, un plan de vol était bien déposé pour Larnaca avec un départ en fin de journée, mais une escale technique était prévue à Banja Luka. Sans doute y embarqueraient-ils des gardes du corps bosniaques, pensa Léon. L'affaire devenait plus compliquée. Il donna rendez-vous à Grandchamps aux Buttes-Chaumont pour arrêter la trajectoire Kervokian. Le ciel était grisâtre et n'inspirait pas la compassion. Il fut décidé de laisser venir le sujet chez lui, d'attendre la confirmation du contrat d'urée et d'actionner Stef Bichara dans le cas d'un refus. Dans l'esprit de Léon Berstein, il n'était déjà plus question du second genou.
Dix jours après son retour à Limassol, Monsieur K, mondialement connu pour ses œuvres de charité, cramait dans sa belle Mercedes S sur la route de Nicosie. On déplorait trois victimes dans ce qui fut décrit comme un tragique accident dû au mauvais entretien des routes. La Police du Traffic sut ne pas voir le trou béant laissé sur le bas-côté de la voie par l'IED de circonstance oublié là à dessein. Il avait été malavisé d'envoyer monsieur Stéphan se faire enculer en ignorant qu'il n'aimait pas les filles et ne militait pas non plus pour le don d'organes. Avant même les obsèques grandioses de son frère, Tigran Kervokian assurait la TRANSECURE LIMITED de sa plus parfaite considération, en réponse au message de condoléances compassées qu'il avait reçu du siège de Beyrouth.
L'urée fut chargée en Ukraine à la fin du mois au prix dit. De leur côté, John et Lino avait reformé un binôme à Madrid dans une affaire vénézuélienne qui sentait l'huile visqueuse du Banco Occidental de Inversión de Maracaïbo. Léon avait essayé de leur brosser l'affaire à grands traits sans y parvenir vraiment. Il faut dire que la mise en marché des lots politiques attribués à des fidèles du gouvernement bolivarien de Caracas convoquait tous les faisans de la profession dans les bars les plus sélects des grands hôtels du monde, mais y participer rapportait gros. Si gros que par deux fois, un rastacouère gominé à fine moustache lustrée avait soufflé deux lots de deux cent mille tonnes de brut que la TRANSECURE LIMITED avait acheté ferme pour le compte du raffinage sud-africain et le vieux proverbe du "jamais deux..." y était interdit. Emilio Toledano avait donc gagné sa place dans l'alidade de Lino. Il ne s'agissait maintenant pour nos sicaires que de conclure, et si possible hors de l'Union européenne. D'expérience, toute précipitation était néfaste, tant dans l'exécution que dans l'esquive. La meilleure préparation était d'assimiler la cible dans ses habitudes et son comportement social, ce qui pouvait prendre une ou deux semaines selon la densité d'observations, et se placer ensuite sur la route de collision loin d'Interpol.
Les affaires d'Emilio se traitaient Calle de Alcala dans un immeuble collé à un bureau de police, pas loin de la station de métro Goya. Il avait un compte à la Barclays Plaza de Colón et un autre au siège du Banco Santander à Boadilla del Monte. Il se déplaçait toujours accompagné d'une pale escarpe qui faisait tache dans le tableau, même avec une mallette en cuir et des souliers blancs immaculés, et ce beau monde roulait dans une voiture Citroën C6 blanche. Ah oui, il y avait le chien ! Un chien d'attaque que Lino apparentait à un Lobo. Il était noir aile de corbeau et faisait ses cent livres à jeun. Condamnée donc, la pauvre bête tout en courage et dissuasion, à quoi pourrait-elle servir entretemps ?
- D'accostage, dit John comme s'il se parlait à lui-même.
Qui promenait le chien matin et soir pouvait être accédé par un autre chien. Très prosaïquement c'était une vieille technique de drague en ville. Promener les chiens brisait la glace. John s'enquit donc d'un chien à vendre ou à donner et décida Lino de repérer qui sortait le Lobo. L'escarpe ne quittait jamais Emilio, il devait y avoir quelque sorte de majordome-cuisinier à demeure. Il s'avéra que la bête sortait chaque matin à six heures trente - il avait fallu se lever tôt pour le voir. Par contre la promenade vespérale variait de neuf à onze heures, peut-être selon le programme de la télévision. Lino avait décidé que sortir le chien le matin serait hautement suspect à cette heure matutinale, par contre la plage horaire du soir permettait d'improviser un accostage mais il faudrait ruser pour que ce moment ait l'air naturel. L'important n'était pas tant de faire connaissance du maître-chien que d'habituer les deux chiens l'un à l'autre. John opta pour un Galgo noir, gratuit et réformé du cynodrome. C'était une demoiselle qui répondait au nom rapide de "Chispa!". Il lui fallait maintenant trouver qui mettre à l'autre bout de la laisse. Il s'en ouvrit à Lino. L'idéal serait un profil de bonne espagnole revêche, pas trop futée. Le problème est que les Espagnols n'aimaient pas les Galgo réformés, noirs en plus, au point de les tuer pour économiser leur nourriture s'ils n'avaient pas gagné leur poids en or. C'est du moins ce que disait la rumeur. Légende urbaine ? John qui avait l'avantage de parler le castillan castizo commença à sortir la Galgo matin et soir de l'immeuble où ils logeaient, Conde de Peñalver, dans l'espoir d'attirer "la cliente"... et la magie opéra le quatrième jour. La voisine du deuxième piso avait la carrure d'une mémé de Jacques Faizan et sortait chaque soir se désennuyer en remontant vers la place Becerra sinon vers le parc du Retiro. Elle croisa John dans l'ascenseur et lui fit compliment d'avoir sauvé pareille chienne que des sauvages délaissaient parce qu'elles couraient moins vite.
- Je vais au Parc.
- Si vous n'y voyez aucun inconvénient, je vous y accompagne.
- Il y a un parc spécial-chiens au Retiro, où on peut les lâcher. C'est le Parque para perros comme son nom l'indique.
John n'en croyait pas ses oreilles. L'idée d'accostage, banale en soi au départ, s'avérait... géniale ! Le majordome connaissait sans doute aucun ce parc à chiens pour que le Lobo s'y détende ; et le chien devait y avoir des copains. Il suffirait que la Galgo intègre le groupe. Enfin, le film pouvait-il s'écrire ainsi. Ils partirent ensemble découvrir l'embryon d'une solution pour réussir le parfait assassinat, ce que Cristina ignorait bien sûr. La chienne se dépensa une demi-heure, puis John remercia chaleureusement la voisine, abandonna l'idée de lui confier Chispa! et rentra à l'appartement rendre compte à Lino de cette nouvelle perspective. Il fallait vérifier si le majordome allait jusqu'au Parque, d'autant qu'en morte saison le Retiro fermait à vingt-deux heures. John serait du matin et Lino du soir.
C'est à ce moment-là que Toledano décida de sortir en boîte. Jorge avait avancé la C6 devant la porte de l'immeuble et Emilio s'engouffra dans la voiture sans marquer de temps d'arrêt sur le trottoir. Dans son métier sensible, il avait appris que les accidents sont le plus souvent le fruit des habitudes et des intervalles. Aussi n'en prenait-il aucun, surtout dans les horaires. Les seules contraintes qu'il acceptait par force étaient les horaires de ses interlocuteurs, partenaires du soir, espoir, et banquiers forcément pourris. Hors-travail, il menait une vie erratique bien que contenue entre les rails de son assistant Jorge et du majordome-cuisinier Alfredo, le gars qui sortait le chien. Le seul point fixe de la journée était le lunch à l'anglaise à six heures, mais qui le savait. Alfredo sorti derrière eux se dégourdir les jambes avec le Lobo.