Sicaires (20) Détectés par amour !

Chapitre XX - Détectés par amour !


C'est à peu près à cette époque que John avait rencontré Maïté dans un bouge de Naples, une petite italo-espagnole avec qui il avait plaisir à parler le castillan, l'italien n'étant pas son fort, sauf dans l'insulte. Ils avaient projeté de faire la petite croisière des îles pontines en passant au retour par Capri après Ischia. Ce fut un rêve éveillé de cinq jours tant ils s'entendaient bien. Grisés de romantisme, ils firent les touristes... jusqu'au moment où "Adrien" fût hélé par son nom :
- Hey, John ? Mais que fous-tu là ?

C'était Hans et Johan, les deux énormes tantes hollandaises de la TRANSECURE LIMITED, emperlouzées comme pas possible avec des boucles d'oreille en corail sur des chemises hawaïennes. Des vacances en amoureux chèrement gagnées.
Mal à l'aise, John ne sut que dire plus :
- En vacances... comme vous, les gars !

Maïté ouvrait de grands yeux et John lui fit signe d'avancer et l'attendre, il n'en avait pas pour longtemps. C'est Hans qui redevint sérieux le premier des trois :
- Ils te cherchent, John.
Puis Johan suivit Hans pour donner des nouvelles.
- Grandchamps s'est barré ou a été viré après votre affaire.
- Qui gère ? demanda John.
- Betty ! Elle a embauché des filles de l'Est avec les yeux gris, il n'y a plus que des filles au bureau... T'as des nouvelles de Lino ?
- Aucune !
Puis Hans prit un air pénétré en regardant ses mocassins bicolores bleu et beige :
- Il faudrait que tu te barres maintenant... loin ! Tu comprends qu'on va devoir faire un rapport cette nuit ou demain au siège, même pendant nos vacances. On te laisse de la marge, mais casse-toi.

Et sans qu'il s'y attende, les deux sicairos lui donnèrent l'accolade avant de tourner les talons. Une fulgurance glacée lui parcourut l'échine, comme s'il avait embrassé la mort ! Il rejoignit Maïté qui se rongeait les ongles.

- Querida, je vais m'en aller de Naples, la météo est devenu très mauvaise pour moi. Je suis vraiment désolé, mais ma compagnie devient dangereuse pour toi et le mieux pour toi est que tu t'éloignes de moi pendant que je disparaitrais. On prend le prochain bateau et il faudra se quitter à l'arrivée. Ça me rend malade.
Maïté se jetta dans ses bras appuyant de sa tête sur sa poitrine. Elle sentait le sel de la mer et réfléchissait vite.

- Je viens, dit-elle enfin.
- Non, Querida, des gens très remontés contre moi vont me chercher dès demain, tu ne peux pas prendre de risques pour moi, et en plus, je n'ai rien à t'expliquer n'étant pas autorisé à le faire. Tu poseras des questions auxquelles je ne pourrai jamais répondre et cela brisera notre couple.

Bras dessus bras dessous, ils prirent la direction de l'embarcadère, en silence, quand elle lui dit dans un souffle de voix :
- Tu sais ? Je tire comme un homme !
- C'est quoi ça ?
- On fait un concours et je te bats en vitesse et précision. Je te bats, je viens ! Non ?

John la serra fort tout en marchant et lui dit que l'affaire était trop sérieuse. Elle s'arrêta et l'appelant par son vrai nom lui répliqua :
- Sais-tu John, que je ne suis pas une conne ! Je sais que je te bats à la cible et je ne cligne pas des yeux pour farcir un malfaisant. Mon père était directeur à la police d'Alicante et m'a appris à tirer à sept ans car il n'avait pas de fils. Jusqu'à l'an dernier, j'ai tiré mes quatre cents cartouches par an, sauf en vacances, ajouta-t-elle en riant.

John s'était arrêté et regardait maintenant cette fille, une employée de la base navale au teint mat, aux yeux noirs, au nez busqué, qui sous une chevelure de jais cachait une détermination pas ordinaire. Il savait qu'elle était très musclée et qu'elle avait des réflexes vifs, mais de là à battre un ancien sicairo de la TRANSECURE LIMITED...

- T'as quoi ?
- Qu'est-ce que tu crois ? Au club, j'ai un Berreta 98 en 9-Parabellum.
- Et à la maison ? reprit John en souriant.
- Le même en inox, Banane !

John était en train de comprendre qu'il pouvait reformer un binôme avec elle, et cette fois, non pas pour occire un gêneur mais pour sauver sa peau. Restait l'objection morale de l'engager dans une cavale plus que risquée... mais d'un autre côté, il se sentirait déjà plus fort en étant épaulé par quelqu'un capable de loger l'ogive dans l'œil de son choix. Méditant, il avait atteint l'embarcadère et un ferry remontait son gangway sur lequel ils eurent juste le temps de sauter. Le lieutenant qui surveillait l'embarquement leur fit une remarque acide mais il fut désarmé par Maïté qui lui lança avec un sourire en coin :
- Oui mais, mon mari m'attend !

Serrant Maïté dans ses bras, John essayait de réfléchir à la suite des opérations comme l'aurait fait Lino. Il fallait décarrer de Naples dans la nuit et passer en Sicile, par exemple, ou en Sardaigne. L'autre obsession de John était de retrouver Lino, et la nouvelle que les Hollandais avaient donnée sur le départ de Grandchamps de la TRANSECURE LIMITED laissait entrevoir une possibilité de contact. Mais contacter Grandchamps ne pouvait se faire qu'à travers des intérêts libanais comme l'aurait dit Lino. Bercé par la houle du Golfe de Naples, il réfléchissait au moyen de joindre le vieux Grandchamps et ne trouvait guère comment.

- Y a-t-il un consulat du Liban à Naples ?
- Pas que je sache. L'ambassade est à Rome, j'y suis allée une fois, et ils ont un consulat général à Milan.
- Pourrais-tu savoir où se trouve le consulat libanais le plus proche ?
- J'ai une copine au bureau qui sait ce genre de truc, je l'appelle dès qu'on rentre à la maison.

Ils se hâtèrent au retour, à la fois pour se retrouver seuls et pour organiser ce qu'il fallait appeler désormais une cavale. A sept heures, Maïté avait l'info. Le plus proche consulat était à Malte. John était intéressé. Ils consultèrent des brochures qu'ils avaient accumulées pour faire du tourisme le week-end et tombèrent sur une pub de Grimaldi Lines qui exploitait une ligne de ferry entre Salerne et La Valette. Normalement le prochain était pour samedi soir, donc après-demain soir. Ils pouvaient faire mouvement demain matin vers Salerne, s'enregistrer et passer la nuit de vendredi loin de Naples. C'était jouable. Maïté en convint. Il lui restait douze jours de congés payés, elle aurait le temps d'avertir le bureau. Chacun fit son sac puis ils se glissèrent entre les draps pour faire baisser la tension.


Le consul honoraire recevait sur rendez-vous. John avait eu du mal à obtenir quelqu'un au téléphone mais finalement une petite voix lui avait répondu. Il avait prétexté d'une urgence pour rencontrer le consul le plus tôt possible sans déranger bien sûr, et le diplomate maltais avait accepté de le voir à quinze heures ce tantôt. C'était un homme mince et grand, sauf l'œuf colonial qui trahissait un usage aussi britannique qu'immodéré du whisky. Il fit asseoir son visiteur dans un fauteuil confortable et ouvrit à son intention une boîte à cigarettes turques laquée noir. John refusa poliment et croisant ses jambes pour se détendre, dévisagea son hôte :

- Je me présente, Adrien Sylvester.
- En quoi puis-je vous être utile, Sir ?
- Je suis en voyage avec mon amie et j'aurai besoin d'une certaine aide de la part d'un ami cher qui ne saurait me refuser son concours mais que je ne sais pas contacter directement sauf à savoir qu'il évolue dans votre milieu diplomatique et qu'il serait sans doute ou peut-être assez facile de lui passer de ma part un message lui demandant de m'appeler. Auquel cas je vous laisserais mon numéro de téléphone sans vous demander le sien.
- C'est une question d'argent ?
- Oui, en fait, oui !
A ces mots le consul, craignant de devoir mettre en œuvre un concours financier ou un rapatriement, hocha la tête et s'empressa de passer la patate chaude à celui qu'on allait lui annoncer.
- C'est qui donc, votre ami ?
- Il s'appelle Elie Grandchamps. Mais il faudrait le trouver par le milieu diplomatique et non par le milieu d'affaires bien que qu'il y ait des passerelles. C'est une question parfaitement privée qui ne doit pas impliquer une entreprise ou une fonction quelconque. C'est très personnel ; c'est M. Grandchamps dont j'ai besoin et de nulle autre personne.

- Je vais voir avec l'ambassade la plus appropriée, et je ferais cela discrètement. Si cela marche vous serez appelé sur le numéro que vous allez me laisser. Si ça ne marche pas je vous préviendrai moi-même sur ce même numéro. Vous êtes dans les affaires sinon ?
- Trading général.
- Ah, je vois. Beaucoup de demandes, peu de commandes, non ? C'est très dur.
- Des hauts et des bas, c'est la loi du métier.

John appréhendait les questions plus précises mais le consul honoraire avait du temps cet après-midi et sa visite lui faisait une distraction. Aussi décida-t-il de jouer le jeu en essayant de ne pas se couper. Ayant travaillé dans les transmissions il décida de rester dabns sa zone de confort.
- Et vous faites quoi comme affaires quand ça marche ?
- Pièces détachées pour télécommunications, les centraux, les boucles locales, les antennes, mais ici je suis en vacances. Quoique s'il y avait un appel d'offres de l'administration maltaise, je serais bien aise d'en prendre connaissance.

Et là, John comprit que dans la séquence suivante il risquait de faire peigne-cul. Ça ne manqua pas !
- Donnez-moi une carte de visite, on ne sait jamais, Malte est petite et je connais tout le monde.
John fit semblant de se fouiller et déclara penaud qu'il avait changé de veste et n'avait pas emporté son porte-cartes. Désolé ! Puis il griffona le numéro de téléphone sur une feuille de bloc que lui tendait le consul.
- Vous êtes descendu à quel hôtel ?
- Au Strand. C'est un peu cher, mais nous avions réservé.
- Bon, nous faisons comme convenu, je suis très content d'avoir fait votre connaissance et vais m'occuper de votre ami, comment déjà ? Grandchamps, c'est ça, c'est français ?
- Oui, ou belge, répondit John en prenant la main tendue.
Il sortit.

Le consul honoraire de La Valette n'avait pas les pieds dans le même sabot. Le lendemain après-midi, le portable de John sonna sur WhatApps.
- Allo ?
- Je vous appelle comme vous l'avez demandé. A qui ai-je l'honneur ?
- Zanten !
- Putain !... Ça me fait du bien de vous entendre. Vous êtes insulaire aujourd'hui ?
- Vous avez quitté Malakoff, m'ont dit les tantes de Hollande, c'est ça ?
- Oui c'est une longue histoire...
- Des nouvelles de Lino ?
- Oui.
- Que devient-il ?
- On devrait se voir plutôt que de parler au téléphone. Vous êtes là pour longtemps ?
- Je peux vous attendre.
- Disons après-demain, je vous appellerai de l'aéroport. Ça vous va ?
- Parfait.
Et ils raccrochèrent ensemble.

John appela Maïté pour faire les sacs. On déménageait. Il ne fallait pas prendre de risque avant d'avoir vu Grandchamps, qui lui savait sans doute qu'ils étaient descendus au Strand. La première chose était de vérifier les accessoires de conversation. John graissa son Manhurin puis l'essuya soigneusement ; Maïté en fit autant avec le sien et se mit à polir les quinze cartouches du chargeur. Ils choisirent une sorte d'apparthotel à prix fait pour trois nuits, qui possédait un garage en sous-sol, la Caza Zoe, et déménagèrent immédiatement. Il fallait maintenant rester sur le qui-vive jusqu'à l'arrivée de Grandchamps, mais étant deux, c'était bien plus facile. Maïté se montrait parfaitement rodée à ce genre de situation tendue en ce qu'elle n'en montrait rien. Elle réagissait sans discuter, dans les temps, et en contrepartie donnait avis ou suggestions qui ne souffraient pas le débat. C'était assez militaire finalement et John se promit de lui demander un jour d'où venait son expérience du stress en action. Il n'avait pas eu besoin de répondre au défi du concours de tir, la voyant manipuler son arme suffisait à lui faire comprendre qu'elle était la meilleure.

Comme prévu, Elie Grandchamps s'annonça depuis l'aéroport. John lui donna rendez-vous au bar de l'Excelsior. Maïté resterait en couverture en suçant de la glace. Il arriva à l'heure, flanqué d'un secrétaire jeune et sportif tout de noir vêtu, à la Corse. Lequel les laissa prendre une table basse dans un coin après l'abrazo des retrouvailles. Elie n'avait pas vieilli, ses doigts jaunes et sa coiffure improbable non plus, et on voyait sous la saharienne de lin blanc des bretelles fleuries comme il n'en portait jamais à Paris.

- C'est Léon ? commença John.
- Oui et non, c'est le siège central surtout. En fait c'est plutôt Betty.
- Elle couche avec Léon ?
- Mais putain, Lino m'a demandé la même chose. Vous vouliez vous la faire ? C'est Cruella, savez-vous !
- Justement, Lino...
- Il est garé au chaud en sûreté pour quelque temps. Tu veux le rejoindre ?
- Où ?
- Je ne peux pas le dire encore, tu comprends, lui, il risque plus gros que toi, mais la question, je la répète : tu veux le rejoindre.
- Certainement, le binôme nous a rapprochés et parfois je me sens seul, pas perdu, mais seul, enfin pas pour tout puisque j'ai quelque'un maintenant.
- Lino travaille pour nous en Asie-Pacifique. Je dois lui poser d'abord la question de reformer votre binôme parce que je ne sais pas comment la situation a évolué en détail pour lui. Les échanges ne sont pas fréquents mais réguliers. Je vais le contacter et je te rappelle sur ton numéro, ce soir ou demain matin. Dis, elle n'est pas mal la petite brune au comptoir qui nous observe par en-dessous. C'est ta copine ?
- Oui.
- Comment dit-on tireur d'élite au féminin ? Elle en a le style et je m'y connais, tu sais bien.
- Amazone ! répondit John en riant. Ce qui fit approcher le secrétaire de la table et bouger la main de Maïté qui serrait la crosse dans son sac à main.
Grandchamps se leva, salua de loin la "tireuse" d'un petit geste de la main et le secrétaire héla un taxi qui les emporta vers une destination inconnue. En fait Grandchamps avait intra muros un petit hôtel à lui, près de Victoria Gate, que lui avait légué son père. Un neveu par alliance s'en occupait, l'intérêt était plus dans la valeur foncière du bien que dans les performances de l'exploitation.

Lino avait été appelé par le consul de Brisbane à Port Moresby qui le mit en relation avec Elie Grandchamps. L'entretien fut bref. Lino signala l'affaire Nicholas Borossian qui le bloquait sur place et Grandchamps l'informa qu'il avait retrouvé son coéquipier, lequel exprimait le désir de renouer, non pas avec l'ancien temps mais avec l'amitié que ce temps avait construite. Lino marqua sa joie à cette nouvelle, d'autant qu'il risquait d'être empêtrée dans les affaires coloniales locales et qu'un renfort sur qui compter soulagerait son organisation. Grandchamps rappela John pour lui fixer rendez-vous à son propre hôtel. S'il comptait rejoindre Lino avec sa copine il pouvait l'amener au rendez-vous, sinon il valait mieux s'abstenir. Deux heures passèrent.

- C'est en Nouvelle Guinée, commença Grandchamps en même temps qu'il serrait la main de John et de Maïté qui se présentaient à l'accueil.
- Lino déteste l'Afrique, répondit John en souriant.
- Ce n'est pas l'Afrique, dit Maïté à voix basse. C'est pire ! Très pire. Les mecs ont des os dans le nez et se mettent la bite dans un bambou ! C'est qui ton copain ?
Grandchamps partit d'un éclat de rire.
- Bon, tu prends ou tu laisses ? s'adressant à John.
- Si Lino a survécu, je survivrai, et toi, s'adressant à Maïté.
- Où tu vas, je vais, salaud !
Et Grandchamps affirma qu'elle avait bien raison, puis redevenant sérieux :
- Vous avez fait un concours, vous deux, déjà ?
- Un concours ?
- Pas la peine, répliqua Maïté, il est battu d'avance et il le sait.
- Vous êtes rapide en tout, affirma Grandchamps d'un air chafouin. Mais on pourrait manger quelque chose, on continuera la préparation à table.

Ils entrèrent tous les trois dans une minuscule salle à manger climatisée avec vue sur le rempart. Une heure passée agréablement à grignoter des spécialités du pays, permit de bâtir un voyage le moins malcommode possible en passant par Le Caire, Sharjah, Singapour. Le groom de l'hôtel se chargeait de commander les billets Egyptair ou une autre compagnie du Golfe. Les passeports seraient visés... au bureau de fret. La routine.

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