Sicaires (7) - Toledano

Chapitre VII.- M. Toledano


Pas plus tard qu'à l'âge de dix-sept ans, Toledano était sorti du chemin tracé vers l'ennui. Il trichait remarquablement au poker et avait acquis sur un seul pot le voilier d'un participant à la partie. Amariné aux Glénans comme toute sa génération il avait armé ce cotre de trente-deux pied en catégorie 2. Sa famille provenait de Bougie, aujourd'hui Annaba, et s'était rapatriée dès 1961 à Alicante quand son père fut sûr que les Français allaient abandonner leur colonie algérienne. Son père était professeur de gymnastique et arrondissait un traitement insuffisant dans la contrebande de tabac en provenance de Tripoli du Liban. Emilio savait la route et fit une première importation-test jusque devant Les Saintes Maries de la Mer avant de relâcher à Port Camargue, dans cette immense marina où l'on pouvait facilement se perdre sous réserve d'avoir l'anneau. Pour amorcer le trafic il fallait réussir dès la première fois afin d'avoir la mise pour la deuxième fois et ainsi de suite. Le pêcheur côtier qui était venu au transbordement à une heure de moteur des Saintes s'était étonné de son jeune âge et avait insisté pour inventorier tous les ballots de cartouches. Son matelot avait pris du recul pour couvrir l'inventaire. Emilio avait fait reculer son équipier et procédé de même pour compter la sacoche d'argent, ce qui finalement lui plaisait mieux car il avait craint d'en demander la permission. Cette petite affaire de moins d'une tonne de cigarettes avait mobilisé toutes ses économies en dollars mais lui avait permis de comprendre l'organisation de la filière.

Son père lui avait conseillé d'éviter l'Egypte à cause des contrefaçons et la Turquie pour commencer, car les trafiquants étaient trop gros pour lui. Donc repartir du Liban était une bonne idée. Le plus difficile avait été de choisir un équipier à la coule qui ne le trahirait pas et cela lui avait pris deux mois en Mer Egée. Il s'appelait Borralco, un italo-libanais qui avait gagné sa confiance. On lui avait dit que les deux échanges embarquement-débarquement n'étaient pas les segments les plus dangereux du métier. Par contre les abordages en mer ne pardonnaient pas et mieux valait faire route sans escaler et rester discret en toutes circonstances. Evidemment qu'on ne devait quitter les eaux internationales que pour piquer droit sur la terre et cette précaution rallongeait de beaucoup les temps. Ne voulant pas repartir à vide, il décida de charger des médicaments français très prisés au Proche Orient. Les réticences des officines approchées furent facilement vaincues par les volumes en jeu. Et il repartit de Port Camargue pour Alexandrie chargé comme un pharmacien en campagne, mais qui allait faire la culbute avant que de remonter les Echelles pour négocier sa deuxième cargaison de tabac. Il doublait sa quantité chaque fois et au bout de deux ans il revendit le cotre pour un plus grand, gréé en goélette pour diviser la toile et disposant d'un moteur auxiliaire plus puissant afin d'améliorer les prévisions d'horaires. Un trawler l'aurait tenté, mais ces bateaux étaient voraces en gasoil et les longs trajets comme celui de revenir des Saintes à Alexandrie d'une traite obligeait à de monstrueux réservoirs puisqu'à neuf/dix nœuds la consommation moyenne avoisinait les quarante litres à l'heure (x 145 heures = 5800 litres). Où les mettre ? Restait l'escale à La Valette pour refaire les soutes, ce qui passait sans risques avec de la pharmacie, mais sans doute moins avec du tabac à l'aller. Aussi, malgré le goût inné de la jeunesse pour la modernité avait-il conservé le soutien d'Eole.

A dix-neuf ans, il pouvait se considérer relativement riche. Méditant sur sa vocation de pirate à la Monfreid, il décida de mettre pied à terre et de réinvestir la galette dans le commerce de denrées et matières où l'effet de levier était plus puissant que la double culbulte. Approché par des coxeurs pour transporter de la beuze en sus du tabac, il avait décliné, n'ayant pas vocation à faire le bandit, même si une Ferrari l'eut tenté. Son équipier s'était échappé d'une université libanaise avec une licence de mathématiques qui n'ouvrait aucun emploi, et lors des longues heures de quart il lui avait expliqué comment fonctionnait le marché des Futures de Londres. De nombreuses plateformes de trading en ligne proposaient de "jouer". Ils s'en servirent comme maquettes d'un projet plus ambitieux et pour tester l'avancement de leur expertise. Au bout de neuf mois, après avoir gagné cent deux mille dollars sur divers métaux et denrées, ils décidèrent qu'ils étaient bons. Emilio éteignit progressivement ses filières en restant en bons termes avec tous les intervenants, puis revendit à prix cassé la goélette au Cannes Yachting Festival, le plus gros boat show d'Europe. Ils s'installèrent à Port Camargue, Borralco et lui et organisèrent leur vie très simplement. La première chose fut d'acheter un quillard lourd 6mJI en acajou pour régater l'hiver ; la seconde fut de faire des connaissances. Hors-saison le littoral camarguais étant particulièrement désert, à part des inévitables Hollandais et Frisons installés là à demeure au moins cher, il fallait créer une communauté de vie. Il y eut quelques essais. Finalement, le ciment prit avec deux shitteuses en fuite qui avaient abandonné le ciel gris de leurs familles belges pour s'épanouir sous la tringle arabe ! Ayant assez tôt pronostiqué leur mise en marché sous réverbère par leurs copains algériens, elle avaient levé leurs derniers michetons pour s'enfuir avec eux. C'est ainsi qu'Emilio et Borralco avait ramené du Barcarès deux putes à la marina. Puis les angles s'étaient adoucis dès que les filles avaient décidé de faire carrière dans le travail de maison avec les indispensables à-côté, barbecue de ponton, pique-nique à l'Espiguette et sorties sages dans les boîtes sélectives de l'arrière-pays. Hélène et Monique étaient toujours là deux ans plus tard. Elles avaient eu la finesse d'esprit de ne pas entrer dans le business de leurs hommes, qui de toutes façons les dépassait complètement et ne semblait pas sensible aux yeux des autorités.

Le London Metal Exchange avait permis de ramasser six millions de livres en trois ans et demi sans trop sortir la tête du lot. Mais quand même ils furent détectés. C'est lors d'un dîner au Carré Blanc de Villeneuve-lez-Maguelone qu'Emilio fut approché par un Juif égyptien qui se recommandait d'un de ses acheteurs de médicaments. Celui-ci déclara sans ambage l'avoir fait suivre pour pouvoir entrer en contact. Il parlait d'ordre et pour compte de la Lone Star Republic Oil & Gas du Texas qui cherchait un trader de confiance en Europe occidentale. Renseignements avaient été pris au LME, ça pouvait coller. L'affaire s'avérait compliquée et Borralco suggéra de faire un aller-retour à Midland (TX) pour approfondir les détails avant la fin du mois. Et comme le disait Emilio dès qu'on parlait d'une affaire nouvelle : « Où est le gras ? ». Finalement ils comprirent qu'il ne s'agissait que de préempter des cargaisons mises à l'encan en mer pour le compte d'une société de trading pétrolier d'Amsterdam qui, à son tour déclenchait une cascade de cessions jusqu'à la compagnie texane. La procédure demanda du temps et Borralco n'était pas chaud pour lâcher la proie (le LME) pour l'ombre, même si le saut qualitatif était de l'ordre de dix et que ce nouveau métier n'engageât pas leur propre argent. Ainsi lors d'une transaction sur du vénézuélien croisèrent-ils la route de la TRANSECURE LIMITED, le caïman du bayou qu'il fallait éviter ! C'est à ce moment que Borralco décida de sortir du jeu. Il s'estimait assez riche pour se contenter de jouer sur les Futures du LME et, en plein accord avec Emilio, Monique et lui quittèrent la marina de Port Camargue pour Port Grimaud. Emilio garda le 6-mètre et Hélène.

Alfredo venait juste de pousser le portillon du Parque para perros au Retiro quand un Galgo noir passa comme une flèche devant eux faisant son tour de piste. Le Lobo le suivit du regard et tira sur la laisse qui en ce lieu n'avait plus aucune utilité. Lino, qui lisait d'un œil distrait son journal sur un banc à vingt mètres, comprit que ce point de détail était réglé. Les chiens allaient faire connaissance. John avait bien joué le coup avec un chien de course, surtout équipé d'un collier électrique qui le rappelait plus sûrement qu'une longe. Il ne restait plus qu'à organiser la rencontre d'une ogive et de monsieur Toledano.

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