Sicaires (11) - Relocalisation
Chapitre XI.- Relocalisation
Il y avait sept heures de roulage par l'autoroute normale jusqu'à Santander, un peu moins avec la Mégane RS. Lino préféra rallonger son temps de conduite en passant par la côte à partir de Gijón pour profiter de la vue et déstresser sa copilote à qui il passerait le volant puisqu'elle lui avait montré un permis international tout neuf. Ne sachant pas à quelle distance de lui se situaient les soupçons des polices espagnoles, françaises voire portugaises, il avait hâte d'embarquer. Il ignorait encore être le seul et le dernier des trois non identifié. Pour combien de temps ? Cela faisait huit jours que Toledano avait avalé son bulletin de naissance, les flics avaient quand même travaillé pendant tout ce temps, même si la presse avait tourné la page. Et puis il y avait les commanditaires de Toledano. Réagiraient-ils ? Ils avaient deux pions à Madrid, le majordome et le chauffeur qui n'étaient pas des débutants. Ils pouvaient leur adjoindre un détective privé capable de sentir la suite des évènements. John allait disparaître du paysage, Carolina aussi d'une certaine façon, et lui, serait dans deux jours Irlandais d'adoption.
Carolina avait envoyé le pavillon VICTOR en tête de mât à destination de Langley par messagerie cryptée. Deux jours plus tard, le consul temporaire américain à Funchal l'avait expédiée aux Açores sur la base aérienne de Lajes Field d'où on l'avait transbordée dans un transport de troupe américain à destination des Etats Unis. Il lui restait à raconter l'affaire quand elle arriverait à Langley.
John, qui pour sa part avait quitté sans encombres la péninsule, se fit ramasser sur la place Esquirol à Toulouse, le samedi même où Lino et Lisa embarquaient sur le Brittany Ferry de Cork. Léon Berstein fut avisé de la capture de John et le raya des cadres. Betty et Elie Grandchamps détruisirent toutes traces de John dans leur bureaux, armoires et classeurs. Ils attendaient la visite de la Sûreté d'un moment à l'autre mais John avait décidé d'user du droit de se taire en attendant de négocier au bon niveau. Matériellement il n'avait fait que promener une fois le chien ; mais une caméra de surveillance d'Alcala avait dévoilé sa planque aux abords de l'immeuble où logeaient Toledano et ses assistants, et le témoignage de Cristina Malvina, sa voisine d'immeuble, l'associait aux assassins présumés du Parque para Perros ! Un bon avocat pouvait reconstruire une histoire qui l'éloignerait de la commission du meurtre, et en attendant cette opportunité, il se tut. Et puis il y avait son portable crypté ! Il avait hésité à s'en débarrasser espérant un appel de Berstein qui lui donnerait un autre chemin d'esquive.
Hélas, trop tard, il avait été pris par surprise et de fait, le Léon l'avait comme qui dirait abandonné. Les services judiciaires étaient capables de casser le code du portable et d'exhumer les traces des échanges avec le siège de Malakoff. Du moins le pensait-il même si Telegram était réputée incassable. Etait-il en danger finalement ? Berstein pouvait craindre raisonnablement que John ne le mouille pour négocier quelque chose avec un juge d'instruction... Il avait assez de tripes pour placer un contrat sur sa tête afin d'éliminer la menace. En ferait-il autant sur la tête de Lino ? Et sur Carolina ?
John méditait pendant que l'enquêteur posait des questions qu'il n'écoutait plus. Oui, il était en danger ! Que ce soit à la prison de Muret ou en cavale. Berstein avait le bras long surtout s'il jouait sa peau. Mais il préférait l'adrénaline de la cavale à l'anxiété de la promenade en prison, sans parler des possibilités de se faire empoisonner au réfectoire ou suriner aux douches. Bref, l'occasion ferait le larron et salut les cons ! Il prit l'air le plus paisible, continua à se taire et laisser l'avocat commis d'office faire défiler la procédure de garde-à-vue avant incarcération. La fenêtre d'opportunité était étroite, une fente dans le destin ! Elle s'offrirait au stade de l'instruction, pas avant. Soit il serait incarcéré en préventive, soit mis sous contrôle judiciaire, relâché simplement, il n'y croyait pas.
Le fourgon blindé de la Pénitentiaire montait sur Toulouse par la Route d'Espagne pour éviter la rocade saturée. Ils venaient charger trois prévenus au TGI sur les allées Jules-Guesde. Les gendarmes amenèrent les prisonniers à la chaîne et l'échange physique devait se faire dans la cour derrière le fourgon. Les gendarmes récupéraient leurs menottes à chaîne et les matons posaient des menottes à charnières dans le dos puis des entraves aux chevilles dans le fourgon. Le dispositif économisait du personnel. John était le deuxième ; il vit le jeune maton tâtonner pour poser ses menottes car le prévenu y mettait de la mauvaise volonté et tordaient ses poignets. Puis le gendarme le libéra avant que l'autre n'eut terminé d'équiper son premier prisonnier. Il avait les mains libres pendant cinq ou dix secondes, soit une éternité. Il bondit vers une aile du bâtiment et s'engouffra dans le premier couloir. Les sommations étaient sans effet, les gendarmes ne tireraient pas en direction des bureaux. Par réflexe il monta d'un étage craignant que les fenêtres en rez-de-chaussée soient grillées par sûreté. Il s'aperçut qu'il n'y avait pas de fenêtres mais des jours sur la rue qu'il lui était impossible de passer avec sa corpulence. Il allait monter d'un étage quand il vit une baie donnant sur l'entrée principale du palais de Justice. Il poussa le plus fort possible un bureau métallique contre elle ; elle explosa et le bureau se fracassa sur le trottoir. Il sauta immédiatement derrière et, tour de saut oblige, se retrouva libre, en direction du pont Saint-Michel. Les gendarmes n'étaient pas encore sortis du tribunal, il s'engagea sur le quai bas vers le centre-ville et projeta de fuir par Saint-Cyprien en direction du Gers après avoir volé une voiture. Mieux que ça, une vieille Mercedes Diesel noire ronronnait à hauteur de l'Hôtel-Dieu, son chauffeur l'ayant quittée pour une course aussi urgente que brève. Direction Lombez ! Il avait dix minutes d'avance, pas plus. Par Saint-Lys il atteindrait Samatan où vivaient de lointains cousins qu'il avait retrouvés lors de ses années à l'armée. Il y avait presque cinquante kilomètres sur une départementale hachée par des feux à chaque traversée d'un bled, et peut-être des radars. Aussi prit-il le parti de conduire comme l'heureux possesseur d'une vieille berline allemande de collection à moteur poussif, tranquillement. Il n'arrêtait pas de se demander si la gendarmerie avait ou non déclenché le dispositif Epervier. Au bout de trois quarts d'heure il bifurqua vers Samatan qu'il traversa pour aller sur la route du cimetière et entra dans la grande cour de la famille. Il y avait de la place sous le hangar à machines, il y avança la voiture qu'on ne verrait plus depuis la route, ce qu'il vérifia.
Sylvie sortit de la maison, une bêche sur l'épaule. John vit que les tranchants brillaient et sourit de voir qu'elle n'avait pas oublié la leçon.
- John ? Que fais-tu dans ce tank ?
- Un ami me l'a prêté... bonjour. Toujours aussi belle !
- Déconne ! Qu'est-ce qui t'amène ? Ça fait si longtemps.
- Peut-être devrais-je décompresser un jour ou deux loin de la civilisation. Je vois que tu aiguises toujours ta bêche, t'as pas oublié !
- Je me suis entraînée aussi. J'ai décapité un chien en un seul passage... Mais rentre !
John la suivit dans la maison. Il referma la porte derrière lui. Sylvie lui offrit de l'eau fraîche et lui demanda s'il avait faim. Il avait très faim. Médo va rentrer, il est allé aux Impôts à Toulouse. Il sera content. Tu me raconteras quand il sera là, il ne devrait tarder. Je fais te faire une omelette aux cèpes.
Il étendit les jambes sous la table et contrôlait son pouls ; il se sentait tiré d'affaire ; à peine croyable.
- Mets la télé, la 3, ce sont les informations régionales, dit Sylvie.
A contrecœur il alluma. Le gros titre était l'attaque d'un fourgon pénitentiaire qui se dirigeait vers Muret sur la Route d'Espagne. Il avait été tiré au LRAC par l'arrière. Seuls le chauffeur et son collègue de cabine étaient saufs, les passagers de la boîte, deux matons et deux prévenus étaient morts sur le coup ou dans l'ambulance, brûlés. Puis la présentatrice parla d'une évasion du palais de Justice qui ne semblait pas liée à l'attentat. Justement si, pensa John ! A cet instant, il comprit qu'il n'aurait pas la paix avant d'avoir neutralisé Léon Berstein. Cette idée le rasséréna ; il était bon pour le moral d'avoir une mission à exécuter ! Suivit la météo et Médo poussa la porte pour s'arrêter, interdit : "ça alors, toi ?"
- Moi !
- Ça alors, John ! Si content de te voir. Tu es en cavale ? dit Médo en rigolant.
- Ça y ressemble, répondit John dans un grand rire.
C'était l'heure de passer à table. Médo se rendit vite compte que John avait une faim de loup. Puis quand il avait proposé de récupérer ses bagages dans le hangar avant la nuit noire parce qu'il n'avait pas la lumière là-bas, il ne fut étonné que deux secondes d'apprendre que John n'en avait pas. John lui avait dit une fois qu'il était dans la Sécurité et qu'il faisait des missions de coaching en entreprise pour sensibiliser les cadres aux tentatives d'intrusion, voire d'y remédier si l'intrusion d'une menace était réussie, mais dans ce cas c'était plus cher. Il se rappelait aussi qu'il leur avait enseigné à aiguiser le fer de la bêche à la meule à eau pour en faire une hallebarde redoutable, utile dans une ferme en bord de route. Bref, il le savait borderline et initié. Aussi quand il expliqua qu'il avait besoin de modifier son allure, ni Sylvie ni lui ne lui posèrent de question, autre celle de savoir comment.
- Simplement différent...
Le lendemain fut occupé à faire des courses à Auch. Médo avait la même corpulence et fit le mannequin pour Sylvie qui choisissait le style, ce qui permit à John, resté à la maison, d'essuyer ses traces dans la Mercedes et de maculer de boue ses plaques d'immatriculation. Il coupa sa queue de cheval du dojo et se rasa de près. Le soir venu ouvrit sur le grand essayage. Sylvie avait choisi un complet prince de galles, une chemise saumon et une seconde marron. Elle avait pensé aux chaussettes noires, et à des mocassins noirs à glands. John trouva l'accord des couleurs un peu efféminé mais Sylvie qui avait réponse à tout, lui demanda s'il préférait passer pour un Rambo ou pour un quidam inaperçu. Elle le convainquit. Sauf qu'il n'avait plus ni papiers, ni carte de crédit, ni argent, ni rien en fait !