Les Lansquenets (13) - Lino se relance

Chapitre XIII.- Lino se relance


Cela faisait des semaines que Lino vivait chez Rosy, ou avec Rosy selon les jours. Elle en était très heureuse tant étaient rares les galants qui lui faisaient du gringue. Il avait conduit son Irlandaise au pays puis repris la route vers Poole. Il avait vendu la Mégane RS pas cher à Portsmouth à un Breton qui rentrait sur Roscoff. Mieux valait désormais conduire avec un volant du bon côté, c'était plus discret. Sa ligne de fuite serait vers l'Ecosse et les îles calédoniennes si nécessaire. Pour le moment, il se sentait en sûreté. Il avait effacé ses traces, changé d'allure et bientôt de papiers. En attendant il ressassait l'échec de la mission madrilène et jaugeait sans y parvenir vraiment le danger du retournement de Léon. Betty le cherchait-elle ? Elle était plus dangereuse encore que Berstein, mais l'un et l'autre ignoraient ses habitudes de villégiature au Dorset quoiqu'ils sachent sans doute qu'il utilisait en couverture une vocation de prof d'anglais quand il était à Paris. Feraient-ils les déductions qui les conduiraient jusqu'à lui ? Il ne le croyait pas et quand ce doute remontait en lui, il le mettait sur le compte d'une saine paranoïa. Dans sa situation il valait mieux être inquiet.

Rosy ne montrait aucune curiosité mal placée et ne posait aucune question qui eut pu éloigner sa belle prise. Il se demandait si John avait pu s'en sortir. Il n'avait pas eu connaissance de l'évasion de Toulouse car il était en mer quand elle s'était produite puis en transit dans les îles britanniques. Il pensait que son pote de guerre avait gagné une communauté cévenole qui le cacherait longtemps. John sous un air placide, avait un instinct de brute par moment, ce qui pourrait à l'occasion le sauver, mais le "tueur du Retiro" c'était quand même lui, Lino !

Les fonds déposés à Jersey étaient suffisants pour vivre deux ou trois ans sans faire des folies. Mais il savait qu'il bougerait de chez Rosy à la première opportunité d'augmenter sa sécurité. Pour le moment ce n'était pas le cas.

C'est le onze novembre qu'il fut abordé sur les quais de Poole par un type en pardessus de laine noir et chapeau gris qui le salua d'un geste des deux doigts puis lui remit une carte de visite en lui disant d'appeler. Le messager continua son chemin et tourna dans une rue où il disparut. La carte était sous timbre diplomatique de la République du Levant et le numéro était à Londres. Onésime Yared le priait donc de prendre contact. "On" l'avait trouvé, mais comment ? Inutile de lever une tempête sous le crâne, il n'avait qu'à appeler, ce qu'il fit depuis le premier pub situé sur son chemin. Qu'importe maintenant les précautions, il devrait sans doute calter dans la nuit avec la Wolseley Hornet qu'il s'était offerte pour britishiser sa présence en Angleterre. Bois et cuir, moche mais briquée sur jantes Minilite chromées, avec quatre phares rallye RAC.

- Passez-moi monsieur Yared, please.
- Un instant, qui dois-je annoncer ?
- Son ami de Poole, il comprendra...
- ......
- Monsieur Ferrara, c'est un honneur. Pouvons-nous discuter à Londres, ces jours-ci, j'ai un emploi dans vos cordes.
- Je vous en remercie mais je ne cherche pas de travail pour le moment. Comment m'avez-vous trouvé ?
- Par un ami commun, monsieur Elie.
- Je vous rappelle.

Il raccrocha brusquement, régla et sortit sans attendre la monnaie, aux aguets. Se faire flinguer dans une cabine téléphonique n'était pas qu'un plan-séquence de cinéma. Il en avait effacé deux dans ce conditionnement propice et discret. Il réfléchissait vite. Grandchamps n'était pas homme à s'embarquer sans biscuits. Le type de tout à l'heure n'était certainement pas seul. Il prit le premier bus vers la maison en surveillant toute filature. Il allait monter à Londres immédiatement, appeler et se rendre au rendez-vous dans la foulée. S'il était impossible de rencontrer ce Yared, cela signifierait qu'il avait besoin de temps pour monter la chausse-trappe. Sinon, c'était jouable. Et puis ça l'intriguait un peu, depuis le temps qu'il s'emmerdait à faire des promenades. Rosy comprit tout de suite qu'il y avait le feu. Lino l'embrassait avec une passion qu'il montrait rarement. Il faisait un sac de voyage et une trousse de cabine qu'il jeta dans le coffre de la voiture.
- Je te tiendrai au courant. Ne t'inquiète pas, ne parle pas.
- Fais gaffe, Honey, reviens quand tu veux, night and day!

Il prit la route de Londres dans les vitesses légales vers un petit hôtel de Wembley qui l'obligeait à contourner toute la métropole. Mais c'était un réflexe professionnel, ne jamais atterrir droit, la piste se remonte trop facilement. Aussitôt arrivé, il appela Londres. La même voix lui demanda pour qui ? Yared arriva très vite à l'appareil, John demanda un entretien immédiat sauf s'il était engagé ailleurs. Yared accepta et lui précisa qu'il l'attendait à meilleure convenance dès à présent, à l'ambassade, Palace Gardens Mews.

D'un tempérament fonceur et content de faire une peu d'exercice, Lino héla un taxi pour Palace Green, il finirait à pied. L'appariteur ouvrit la porte sans sourciller, il était onze heures du soir. Puis lui indiqua un salon de réception sur sa gauche. Ils étaient deux, dont Grandchamps qui fumait son cigare. Lino n'était qu'à moitié surpris et pas mécontent de voir ici la cheville ouvrière de la TRANSECURE LIMITED.

- J'ai quitté la boîte, commença Elie. En fait ils m'ont viré après la cagade de Madrid.
Yared ne mouftait pas derrière sa moustache cirée de Levantin, mais Lino avait une question pour Elie qui lui brûlait les lèvres. Elle fixerait le niveau de danger de sa situation.
- Qui est Berstein ? Que fait Betty ?
Elie Grandchamps commença d'essuyer ses lunettes, ce qui signifiait qu'il répétait mentalement un mensonge convenable.
- Berstein reconstitue ses équipes de sécurité augmentée. Betty est toujours à poste au siège.
- Elle couche avec Léon ?
- Qu'est-ce que ça peut vous foutre ?
- Merci de la réponse franche pour une fois. Elle est plus dangereuse que lui parce qu'elle sent les choses avant de les raisonner, l'intuition, si vous voyez ce que je veux dire. Je vous le redemande :
- Qui est Berstein ?

Grandchamps était mal à l'aise. Il écrasa son cigare dans un cendrier de faux cristal puis levant le menton vers Lino, il asséna :
- Il a été recruté, "re-cru-té"
- Par la Piscine ? Langley ?
- Grandchamps hocha la tête.
- Et Betty avec ?
- Oui !

Lino se dit que s'il avait caressé le projet de se refaire aux States, dans le Montana à élever des bœufs musqués, c'était foutu. Langley protègerait ses deux agents et couperait la corde qui pourrait les impliquer dans l'affaire foirée du Retiro. Quant à Micić, par le fait que c'était Betty qui l'avait envoyée à Madrid, il y avait de grandes chances qu'elle soit de l'agence également. Yared et Grandchamps restaient muets en attendant qu'il ait terminé sa réflexion.

- On fait quoi là, dit enfin Lino ?
- On recommence, lui répondit Yared en souriant. Monsieur Ferrara, le monde a besoin de vous, et il partit d'un grand éclat de rire. Grandchamps enchaîna :
- Nous avons un déficit de surveillance de nos communautés expatriées et nous avons l'emploi d'un gérant d'hôtel, en même temps organisateur de trekking pour rayonner sur zone et rendre compte.
- C'est où ?
- En Nouvelle Guinée !
- Je ne suis pas chaud pour l'Afrique et d'ailleurs il y a tant de Levantins en Afrique occidentale que je me demande pourquoi venir me chercher moi.
Grandchamps prit une longue inspiration qui annonçait un thèse académique :
- Le Levant est une mosaïque de communautés. Quand ce genre de travail est confié à un Levantin, il est indulgent avec la sienne et malcommode avec les autres, s'il ne participe pas à leur affaissement. Nous voulons un œil neutre.
- D'accord, mais pourquoi moi ?
- L'expérience d'abord, la formation et l'absence de désir d'en partir. Nous avons besoin d'un permanent pour longtemps. Dans votre situation, vous ne reviendrez pas de sitôt.
Devant la perplexité manifeste de Lino, il ajouta : "ce n'est pas en Afrique".
Le poste est à Port-Moresby en zone australienne. Les Australiens n'enquêtent pas si tout est calme, ils se foutent du passé des gens à cette seule condition. C'est idéal pour se refaire la cerise.
- Port-Moresby, ce ne serait pas la Papouasie ?
- Exact, lança Yared.

A cet instant Lino comprit que si la porte de sortie était étroite, elle débouchait dehors ! A priori il n'était pas l'ennemi public numéro un recherché par toutes les polices d'Europe, pas encore. Il pouvait faire mouvement sans être détecté. Après ce serait trop tard. Aussi demanda-t-il les conditions d'emploi.

Yared fit une offre bien moins alléchante que les missions de la TRANSECURE LIMITED mais c'était une bonne base au départ qu'il pourrait améliorer localement. Lino s'avisa alors de demander des nouvelles de John à Grandchamps :
- Des nouvelles de Zanten ?
- Pas depuis son évasion du palais de Justice de Toulouse !
- Ah bon. Il s'est fait coxer et il est en cavale ? Vous l'avez tracé lui-aussi ?
- Non. Nous ne voulions pas servir de chien d'arrêt à Berstein, répondit Grandchamps.
- Mais vous m'avez bien cherché moi ! D'ailleurs, comment m'avez-vous trouvé ?
- Facile, répondit Grandchamps. Un ticket de passage vers Newhaven dans le coupé Mercedes que vous avez laissé au garage des Patriarches. Entre la moquette et le levier de basculement du siège passager. Pour deux ! Après on déroule le fil... sans ioniser toute la communauté du renseignement. Pour Zanten c'est autrement compliqué.
Lino comprit que c'était le ticket des deux Galloises qu'il avait prises en autostop sous la pluie et se rembrunit.
- Merde ! Et Berstein est au courant de ça ? Du ticket ?
- Non ! Les recherches ont été faites par le service de l'ambassade. J'avais commencé à me méfier.
- Ne jamais prendre des autostoppeuses, règle numéro un, dit Lino en souriant.
- Vous comprendrez un jour pourquoi je suis pédé, lui rétorqua Yared en montrant le plateau et les coupes à champagne.
- Dans votre cas c'était facile sans remuer ciel et terre, reprit Grandchamps. Avec Zanten il faudrait actionner trop de monde. On n'est même pas sûr qu'il soit encore en France, mais il ressortira un jour, fatalement, même sans Berstein.
- Facile ?? bon ! On commence quand ?

- C'est commencé, dit Yared. Vous pouvez passer la nuit ici ou rentrer à l'Hôtel, on fait les papiers demain matin, citoyen levantin. On prendra le billet d'avion demain également. Ce serait utile pour la couverture d'apprendre un peu d'arabe. Je crois que votre anglais est parfait, ça nous aidera aussi.
- Je vais rentrer pour prendre mes dispositions demain matin tôt. Il me faut céder la voiture et faire trois courses pour le voyage.

Il quitta l'ambassade à une heure du matin et prit un taxi à la station de Kensington, perplexe, peu emballé mais il fallait se faire une raison. Grâce à Berstein, il devait être déjà sur le trombinoscope d'Interpol à diffuser incessamment sous peu, une façon comme une autre de se venger de la disparition de John.

Le vendredi André-Charles Kassar prenait le vol Egyptair pour Sharjah où de nouvelles instructions et de l'argent l'attendraient au Duty Free de l'aérogare. Il suffisait d'acheter une montre Titoni dorée et de passer à la caisse 1 où lui serait remis une pochette jaune de documentation pour la garantie et l'après-vente. Ce qu'il fit... et disparut via Mumbai et Singapour pour Port-Moresby.


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