Sicaires (19) Edward de Monfreid

Chapitre XIX - Edward de Montfreid


A part deux grains sévères mais brefs, la traversée de la mer de Bismarck fut sereine, sauf la houle hachée levée par le vent contre le courant naturel des Solomons. Captain Edward avait décidé de piquer sur Kalili Harbour pour caler son passage du canal de St.George au soleil levant pour gêner toute observation depuis Kokopo, la capitale de New Britain, et en prenant la précaution de passer derrière L'île du Duc d'York en route pour Buka.

Le "lest" en cale amortissait les crêtes de la houle mais les deux chauffeurs papous peu amarinés étaient malades. Si Lino n'était pas si flambard, Edward et les Chinois ne montraient aucune gêne. Cette allure de trois-quart arrière imprimait des accélérations désagréables pour qui n'était pas marin. Chacun se demandait comment serait la mer dans le détroit resserré et appréhendait le passage. Ils croisèrent deux boutres de pêche et trafic en tout genre, un peu pirates à l'occasion, mais la Solomon Queen avait de quoi soutenir un abordage à l'ancienne. De fait, Captain Edward ne lâchait pas des jumelles l'homme de barre du premier boutre pour détecter tout changement de route et appeler aux postes. Ces bateaux naviguaient à la voile mais avaient aussi un moteur puissant, souvent récupéré sur des échouages, afin de pouvoir distancer les administrations maritimes. Celles-ci évitaient de harceler ce type de bateau ne sachant jamais sur qui elles pouvaient tomber. Trente hommes armés ne pouvaient pas s'arraisonner autrement qu'au canon. Et réciproquement, la Solomon Queen devait éviter le contact ni montrer de faiblesses qui attiserait la cupidité. Mais Captain Edward semblait connaître tout cela et Lino reprit son rêve où il l'avait laissé, en attendant le dîner.

HMS Cape St George patrol ship


Que faisait-il à l'autre bout du monde ? Si la réponse était claire en ce qui concernait André-Charles Kassar, il n'arrivait pas à recoller les pots cassés de Lino Ferrara. Tout allait bien avec John. Ils étaient passés insensiblement de leur activité d'encaisseur à celle d'effaceur. Le palmarès devenait conséquent, autant que le compte en banque puisqu'il ne pouvait y avoir aucun autre motif que l'argent pour embrasser la profession de sicaïro. A moins d'être un sociopathe, ce que Lino refusait d'envisager. Il en parlait des fois avec John. Etaient-ils des associaux ? Rien pourtant ne l'indiquait. Ni l'un ni l'autre n'éprouvait de plaisir particulier à terminer une mission, ni l'un ni l'autre n'acceptait la suivante avec joie. Ils étaient devenus des professionnels du bulletin de naissance et n'avaient survécu dans le métier que par une concentration de tous les instants, et de bons réflexes devant l'imprévu.

Mais ils avaient merdé la mission Toledano à Madrid et Lino ne pouvait se sortir de la tête que la cause, sinon la faute, la cause était l'intrusion ou l'insertion de la Micić dans le dispositif. Il s'était laissé influencer parce qu'il avait voulu montrer à cette fille superbe combien il était malin, intelligent, l'homme sur qui elle pourrait compter, éventuellement... Ni lui ni John d'ailleurs, John la badait carrément, ni lui ni John n'avait soupçonné la qualité d'agent dormant de la CIA, un agent forcément entraîné à dissimuler, à donner le change. Forcément Betty avait demandé l'accord de Berstein avant d'inclure Micić dans la mission. Léon Berstein, tellement tordu les rares fois où il expliquait les motifs d'un arbitrage, pouvait très bien avoir joué au chat et à la souris avec eux en jetant la fille dans leurs pattes, juste pour voir les résultats. Eussent-ils été meilleurs que d'ordinaire il aurait pérennisé l'équipe ; moins bons, il aurait retiré le pion serbe ; très mauvais, et c'était le cas, il incinèrerait l'équipe en sauvant l'actif de l'agence. Il faudra le tuer, pensa Lino. Et la seule façon d'y parvenir était d'en parler à Elie Grandchamps qui avait le bras plus long que quiconque, sauf Berstein sans doute, dans le milieu des sicarïos. Peut-être ferait-il passer la demande de contact dans le prochain rapport mensuel au consul de Brisbane.

La nuit était tombée brusquement.

Captain Edward déplia la carte n°3553 et, levant la tête en direction de Lino, lui signifiait du regard qu'ils devaient prendre des décisions. En même temps il ordonnait à Teng d'amener le génois pour envoyer la trinquette et de prendre un ris dans la grand-voile afin de tomber à cinq nœuds. Le détroit était à trois heures de route à cette allure et ils avaient convenus déjà de le franchir à l'aurore quand le soleil serait bas sur l'eau et les garde-côte de New Britain à leurs ablutions derrière l'île du Duc d'York.

Teng avait indiqué que chacune des fois précédentes la livraison s'était faite dans la même séquence qu'au chargement. Ils n'avaient pas besoin d'accoster sur Buka, les clients amenaient des allèges en avant des récifs à un demi-mille du rivage pour prendre les caisses. Le chef montait à bord et donnait ses instructions et l'argent pour la fois suivante. Lino comme Edward avaient quand même prévu de mettre la Solomon Queen en alerte en déstockant les M-16 dès l'échange de signaux. Il resterait à convaincre l'acheteur que Captain Edward avait repris le bizness de Captain Nick, ce qui n'était pas immédiat.

A quatre heures la Solomon Queen avait viré devant Kalili et mis au moteur vers l'île du Duc d'York qui se dessinait sur l'horizon. C'était en fait un petit archipel que formaient plusieurs îlots autour de l'île principale. Le patrouilleur australien déboucha derrière Makada et fit route vers eux en commençant une transmission en Scott à leur intention. L comme lima, dit Captain Edward qui avait conservé le souvenir du code Morse. Il plongea dans les instructions nautiques qui donnaient une planche des signaux à la mer : Lima signifiait : "Stoppez immédiatement votre navire !".

- Envoyez T comme tango avec le projecteur de la timonerie, dit Edward. Une longue de trois secondes puis cinq secondes de silence et ainsi de suite jusqu'à qu'il réponde pareil.

A son tour le patrouilleur envoya Tango. Edward stoppait la machine et laissait courir sur son erre. Teng affalait la grand-voile mais laissa la trinquette pour équilibrer le roulis. Edward était inquiet. Non pas qu'un patrouilleur se soit dissimulé dans ce groupe d'îles positionné au centre du canal de Saint-George, mais qu'il ait transmis en Scott. Il s'en ouvrit à Lino, lequel avait déjà rangé l'armement et vérifié les panneaux intérieurs de cale. Si le patrouilleur avait procédé ainsi c'est qu'il attendait la Solomon Queen. A part les ferries peu nombreux, personne ne comprendrait du Scott, ni les boutres de pêche ni les barcasses de passeurs. Comme il n'était pas question ni de fuir, ni d'attaquer, Lino suggéra de les laisser monter et on verrait bien sur place, n'ayant pour lui et ses gars aucun souci de supériorité dans l'étroitesse d'un carré. Mais de là à déclencher la guerre avec la Royal Australian Navy !!

Quand le jeune commandant du gros patrouilleur bleu eut identifié l'équipage du fifty, il mit un zodiac à l'eau et envoya un midship et trois marins à la Solomon Queen. Aussitôt à bord, le jeune officier demanda André-Charles Kassar. Lino s'avança :
- Pour vous servir !
- Je dois vous remettre une citation à comparaître devant la Justice de Port Moresby dans le cadre de l'enquête sur la disparition de Nicholas Borossian.
- Il y a du nouveau ?
- Je n'ai pas à vous informer plus avant que la remise de la citation dont je vous demande décharge. Puis s'adressant à Captain Edward :
- Vous allez où ?
- Nous passons le canal puis deux jours de plongée sous-marine et nous rentrons à Lae.

C'est alors que Lino eut la bonne idée. Pour dissocier son cas de la mission en cours, il demanda au midship si son navire rentrait à Port-Moresby les jours à venir car cela lui ferait gagner du temps. Le midship appela son bord pour transmettre la requête, à quoi il lui fut répondu d'amener Mr.Kassar à bord pour décider de la suite.

Lino dit qu'il avait compris et fit son sac en deux minutes en tapant dans le dos d'Edward en français : « Bonne plongée ! Achève !» Il salua à la ronde avec un large sourire et descendit dans le zodiac en direction du Cape St.George. C'était le nom du navire bleu qui devenait énorme à mesure qu'on s'en approchait.




Le commandant le reçut aimablement et se fit expliquer la demande d'embarquement à son bord. Il devait descendre en mer de Corail et relâcherait à Port Moresby dans quatre jours. Quand l'entretien se fut un peu réchauffé, Lino ne put s'empêcher de demander au commandant comment ils avaient retrouvé la Solomon Queen :

- C'est la station d'Alim Island qui vous a trouvés. On n'allait pas dérouter un satellite quand même ! Puis trop jeune pour comprendre qu'il en disait sans doute trop, il ajouta que la Royal Australian Navy avait activé des stations de surveillance en Mer de Bismarck pour contrôler les bateaux de migrants indonésiens qui passaient du Pacifique Nord au Pacifique Sud par la Mer de Bismarck justement, parce que la Mer d'Arafura était constamment surveillée.

Lino pensa que le trafic de Nick ne pourrait pas durer longtemps, surtout si les hostilités se rallumaient bientôt sur Bougainville. Encore une fois peut-être, un seul voyage, car de toute façon il ne pouvait avertir Edward de stopper le trafic après la livraison en cours. Mais il faudrait être plus malin cette fois. Un peu comme Captain Nick qui couvrait ses caisses de touristes. Finalement, il en avait dans le chou ce Borossian. Puis il gagna la banette que l'Amirauté mettait à sa disposition jusqu'à Port Moresby en attendant le luncheon.

Entretemps Edward avait passé le canal, et en vue de Buka il avait envoyé en tête de mât le signal de "plongeurs", dès fois qu'il aurait intéressé quelqu'un d'à-terre. A la nuit tombée deux pointus avaient échangé les signaux avec la Solomon Queen, puis une fois abordée, une sorte de grande brute à barbe rousse avait bondi sur le pont pour serrer la main de Captain Nick. Teng lui expliqua en pidgin-english qu'Edward remplaçait Captain Nick, malade, enfin le geste qu'il fit laissait comprendre cela. Le commandante semblait perplexe mais surveillait plus attentivement encore chaque caisse remontée de la cale. Dans son dialecte, il demanda à ses hommes d'ouvrir les caisses transbordées pour en vérifier le contenu.
Edward pensa que la confiance n'y était pas et regrettait que sa carrière de grand trafiquant d'armes s'arrêtât cette nuit même. Le bruit des marteaux frappant les ciseaux engagés sous les couvercles s'entendait à des kilomètres et Teng le signala en disant que l'idée du contrôle était très dangereuse. Mais la brute n'écoutait rien. Quand tout fut vérifié et compté, les pointus s'éloignèrent sans un mot. L'affaire était cuite ! On rentrait à Lae après avoir rangé les M-16.

Teng avaient des sueurs. Il confia à Captain Edward avoir craint que le commandante ne décide de capturer la Solomon Queen pour arrondir son capital. Bien sûr, nul de l'équipage n'aurait réchappé du massacre et la défense des deux Papous n'aurait pas suffi, sauf à rafaler tout le monde dans les pointus de nuit. Poursuivant sa réflexion, il suggéra à Captain Edward d'accélérer l'allure au cas où l'autre changerait d'avis, et c'est ainsi qu'on envoya toute la toile jusqu'à apercevoir le premier phare de New Britain.

(la suite au chapitre XX - clic)