Sicaires (18) - Lino de Monfreid
Chapitre XVIII : Lino de Monfreid
A Wabag dans les Highlands occidentales, Lino avait demandé la piste pour la côte du nord qui n'était qu'à 180 kilomètres à vol d'oiseau. Le chef de clan l'avait assuré d'une piste très praticable pour des mulets mais pas pour des véhicules. Elle arrivait à une grande rivière qui après se jetait, disait-on, dans une très grande mer. Le problème est que le district n'avait pas de mulet. Lino calcula que remonter des caisses de la côte pouvait se faire en remontant les méandres de la Sepik River et son affluent la Yuat River avec un bateau à faible tirant d'eau. De la rivière à Wabag il y avait 50 kilomètres à vol d'oiseau soit autour de 80 kilomètres par la piste, deux jours et demi. Il serait toujours plus sûr de descendre les caisses en convoi de trekking que par la mer où la contrebande était assez surveillée à cause de l'immigration nautique en provenance des Moluques. Mais il fallait résoudre le transport par la piste. Après quoi il faudrait convaincre les fournisseurs de remonter le fleuve - un pisini à moteur pouvait naviguer au radar de nuit car le fleuve était très large et son courant très lent. On pourrait ensuite piloter le pisini sur la Yuat, à défaut transborder les caisses sur pirogues au confluent. En fait il fallait monter une équipe de contrebandiers, côté mer et côté terre. Si les Malais n'osaient pas s'engager sur le fleuve, la Solomon Queen pouvait monter à Vanimo et faire au retour une croisière fluviale à consonance ethnologique sur la Sepik River. Mais il faudrait l'alibi du charter pour ne pas éveiller les soupçons éventuels d'un jeune flic sorti de l'école de police. L'autre solution était de constituer le charter par l'équipe de contrebande qui ferait le transport terrestre jusqu'à Wabag et retour à Lae. On pouvait les déguiser en ethnologues mais on ne pouvait pas employer d'autochtones. Ce qui compliquait terriblement le projet de transport mixte. Lino décida de faire le premier appro comme l'aurait fait Captain Nick et de réfléchir à une meilleure solution qui sortirait les caisses de l'eau le plus tôt possible. Resterait à trouver des mulets ! Rien que ça ! Mais l'articulation lui plaisait déjà.
Sur le trek retour, il fit l'inventaire de son effectif pour se rendre compte que John aurait été bien utile. Ils auraient pu partager les deux vecteurs, l'un à la mer, l'autre d'à-terre. Il savait pouvoir compter sur les deux Hakka, d'autant plus qu'il les rémunèrerait bien. Sur convoi, il avait six chauffeurs indigènes et deux aides-chauffeurs. Deux chauffeurs étaient autonomes et pouvaient exécuter une manœuvre simple sans qu'on soit sur leur dos. Il avait aussi un mécano à l'entrepôt, complètement autonome. Il fallait inclure le "capitaine de Roquedur" mais en mer seulement, claudication oblige, laquelle lui donnait un air pirate de bon aloi...
Arrivé à Nazdab, il lâcha les dix clients directement à l'aéroport après avoir surveillé leur embarquement pour Port Moresby. Il avisa Monica d'organiser leur récupération et leur installation à l'hôtel en attendant leurs vols. Ceci fait, il gara tout le convoi à l'entrepôt, paya et remercia tout le personnel qu'il rappellerait à la prochaine, sauf les deux chauffeurs dont il avait distingué les capacités un peu augmentées par rapport aux autres. Il leur proposa de venir au charter avec lui pour aider au commerce et leur offrit des gages décisifs pour les convaincre de tenir leur langue. Il restait huit jours pour atteindre le point de rendez-vous.
Edward était chez lui. Il s'était trouvé des vêtements correspondant à son nouvel emploi, chemisette et short blancs, mi-bas de même sur mocassins écrus à double semelle crêpe. Il avait bonne mine. Lino demanda à s'asseoir.
- On va partir chercher des caisses dans le nord. La seule condition que je mets à l'embauche est de te taire à jamais. Je pense que le capitaine précédent était trop bavard et qu'il est tombé sur un os !
- A-t-on les cartes ?
- Il faut demander à Teng. Je donnerai le programme au fur et à mesure car il peut y avoir du changement en route et je ne veux pas instituer des conférences à bord. Deux de mes hommes monteront à bord pour la manutention et la sécurité. Je voudrais partir après-demain avant le lever du jour. Ce sera possible ?
- Si le bosco a fait les vivres et les soutes on peut partir sans préavis cette nuit.
- Je vais voir... et Lino partit en direction de la Solomon Queen. Il fallait maintenant caler des détails avec Teng et Kora.
Teng était nerveux. Il s'était habitué à ce que Borossian prenne en charge le stress des préparatifs, lui laissant la satisfaction d'exécuter mécaniquement ses ordres. Kora était soucieuse parce qu'elle se demandait combien de temps durerait leur emploi avec les nouveaux patrons. Edward était gentil et très professionnel mais il manquait la chaleur de Captain Nick. Sur ce, Lino s'annonça.
- Bonjour la marine !
- Salut patron !
- Tout est prêt ? vivres ? nous serons six en tout ; on a le temps de compléter si nécessaire.
- Qui vient ? demanda Kora.
- Captain Edward, moi et deux de mes hommes pour aider au transbordements et pour la sécurité.
- Ils sont...
- tu vois ?
- armés ? demanda Teng.
- Non, mais je vais armer le bateau, ne t'en occupe pas. On doit partir après-demain vers 4 heures du matin. As-tu les cartes du nord jusqu'à la frontière ?
Teng ouvrit la table à cartes et sortit un jeu complet de l'Amirauté que Captain Nick avait acheté à Singapour chez Motion Smith d'après les tampons. La carte 389 des approches de Vanimo était australienne et ancienne. Borossian ne partait jamais sans biscuits et se fiait moyennement à la radio-navigation numérique. Il avait aussi le pilot book n°1 du Pacifique qui montait jusqu'aux Mariannes, comme neuf, sans doute pas à jour. Lino demanderait à Edward demain de vérifier les instruments et signaux.
Le lendemain, après avoir fermé l'entrepôt et confié la clef au mécanicien de garde avec un paquet de kinas et l'instruction de ne pas se saouler la gueule, il embarqua sur la Solomon Queen avec deux sacs marins. Il en mit un en cale et regarda Teng d'un air entendu, qui comprit d'un hochement de tête. Il rangea sa cabine et déposa son Colt 45 collector crosse nacrée et six boîtes de cartouches dans un équipet. Il devait maintenant lister la séquence des opérations jusqu'à Bougainville et l'exercice lui donna mal au crâne. Edward, euh... Captain Edward, passa la tête à midi pour embarquer à son tour. Il alla droit à la cabine de capitaine après avoir récupéré les cartes du carré. Il avait averti le capitaine du port en venant que la Solomon Queen repartait au charter mais qu'il lui garde l'anneau jusqu'à son retour.
Lino lui demanda de vérifier toute l'électronique et les signaux. Il répondit que c'était prévu, comme la checklist d'un avion en partance. Il vérifia tout, les batteries, les soutes et les freezers. Teng et Kora briquaient le pont et rangeaient, rassurés du soin mis à ces vérifications. Les deux chauffeurs arrivèrent en fin d'après-midi et se virent affecter une cabine double. Le dîner fut pris en commun autour d'un phô au bœuf vietnamien. On vida une bouteille de vin d'Australie. Under average !
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Un pinisiq de Macassar |
A trois heures, le vent étant tombé avec la nuit, Captain Edward fit dédoubler les amarres au bosco. A quatre heures le fifty remontait ses aussières à la main et quittait son appontement sans bruit, la machine en avant lente. Captain Edward fit envoyer la grand-voile et un génois aussitôt que le bateau échappa au déventement de la ville. Jolie brise. Moteur coupé, le fifty qui n'était pas un racer JI, tenait six nœuds au 095 vers l'île de Kalal qui lui donnerait le virement de bord pour passer devant Finschhaffen. Dans le détroit de la Vitiaz, le vent tourna puis tomba et le courant porteur à cette saison ne suffit pas à conserver l'allure ; aussi Edward décida-t-il de prendre le vent de terre en remontant le chenal naturel entre le continent et les îles de Long Island, Karkar, Manam et Vokeo. Il avait convenu avec Lino qu'il serait mieux de monter à vide par le chenal au vu et su de tous puis de revenir chargé en haute mer vers Bougainville par le canal de St.George. Le calcul était bon, le vent emplissait le génois et Edward regretta de ne pouvoir envoyer de spinnaker ; mais la Solomon Queen n'avait pas de tangon à bord.
Au matin du jour J, ils s'étaient volontairement encalminés à cinquante nautiques du point de rendez-vous. avec les appareils de plongée bien visibles sur le pont. Dès que le jour baissa, Lino déstocka les deux M16 et mit son colt à la ceinture. Edward avait un petit Derringer dans la poche du short à main gauche. Teng sortit au-dessus du front des fourneaux un long fusil semi-automatique Browning calibre 12 chargé sans doute à chevrotines pour repousser les requins. La Solomon Queen, toutes voiles ferlées, avançait maintenant au moteur à dix nœuds poussant ses moustaches d'écume dans la longue houle du Pacifique. Sauf Teng à la barre qui tenait le cap au compas le plus finement possible, tous avaient leurs yeux ou leurs jumelles dirigés sur un point noir à l'horizon. Puis au bout de trois heures, Edward distingua un éclat lointain sur l'horizon qui battait la seconde avec six longues et deux courtes puis un silence de cinq secondes mais parfois disparaissait. Lino proposa d'approcher avant d'accuser réception avec le code. Quand le feu des Malais fut clair, Edward envoya le signal de réponse, 4 éclats à la demi-seconde d'écart et un silence de cinq secondes, le tout répété trois fois. Le bateau malais coupa son feu de mat et mis en route vers eux ; ils s'étaient reconnus. C'était le pinisiq attendu, plus gros que prévu, noir à large liston rouge et haut sur l'eau. Il était armé à cinq hommes sous une cabine de pont à toit d'osier. Cale ouverte, on voyait deux gros moteurs Caterpillar. Edward avança, le capitaine malais vint à bord de la Solomon Queen pour demander l'argent. Teng qui le connaissait de vue demanda combien de caisses ils prendraient.
- Huit. Six longues et deux courtes très lourdes, comme le signal.
Teng comptait dans sa tête. Il fit signe à Lino que c'était la valeur attendue. Lino tendit la mallette que le Malais ouvrit en remerciant. Puis il remonta à son bord pour commander le transbordement. Les deux hommes de Lino assis sur le pont avaient ostensiblement posé les M-16 sur leurs genoux. Tout le monde semblait d'accord. On distinguait à la barre du pinisiq une AK-47 à crosse vernie. Ils devaient en avoir d'autres. Les Malais étaient maintenant bord à bord, et passaient les caisses une par une posée sur le plat bord du fifty qui était plus bas que celui du pinisiq. Lino, Teng et un chauffeur prenaient les caisses et les descendaient dans le carré. Le second chauffeur ne quittait pas des yeux l'équipage malais, le M16 à portée. Kora était à la barre, le Browning posé verticalement à sa gauche. Une caisse courte trop lourde faillit tomber à l'eau mais les Malais prévoyant les avaient assurées chacune d'un bout de fort diamètre facile à rattraper à la gaffe.
Edward salua son homologue qui porta la main à sa visière, et il mit en route avant que la cargaison ne fut rangée en cale. Le pinisiq brassait déjà en arrière, puis retourna sa proue, augmenta ses moteurs pour disparaître dans la nuit tous feux éteints. Edward fit de même au 090 à huit nœuds vers Vokeo qu'il contournerait par le nord pour traverser la mer de Bismarck. L'opération avait duré vingt minutes montre en main. Lino apprécia le professionnalisme de ces gens. Puis Captain Edward fit envoyer toute la toile afin d'économiser ses soutes. Sitôt la tension nerveuse retombée, chacun eut faim. Kora posa sur la table du carré un ragout de tofu aux asperges sauvages et un pot de riz rouge. Avec un pack de Pepsi-Cola. On avait fait la moitié du travail.