Sicaires (28) Un enterrement de première


Chapitre XXVIII - Un enterrement de première



Au bout de trois jours il connaissait tout le monde de vue, cinq jours au grand max semblait être la durée standard des vacances ici. Il fallait donc trouver la cible sans se faire retapisser par les indicateurs de police qui servaient à sécuriser les zones "blanches". Moins facile qu'il ne l'aurait cru en roulant dans le camion de Monsieur Abalone ! Il décida de profiter du séjour et remit à plus tard le clonage inversé. Ayant repéré trois noceurs qui rentraient chaque soir à leur bungalow complètement bourré, il se dit que ce serait facile, plus quand même que de quitter la zone d'effort par l'aéroport. Il devisait devant un daïquiri au Smoqee Lounge quand une ombre s'assit sur le tabouret voisin pour commander un americano sur son compte à lui. Elle faisait la trentaine sage, mais devait en avoir quarante et trois gosses comme toutes les gagneuses de l'île. Il fit signe au barman de la servir et se tourna pour la découvrir.
- Archibald, mais mes copines m'appellent Archie.
- Anak. Je vous regarde passer votre journée le long de la plage à errer sans but ni planche en me demandant ce que vous êtes venu faire à Bali. Et j'en ai conclu que vous êtes venu vous marier. C'est ça ? Alors ne cherchez pas plus loin, je suis la meilleure affaire de la ville, je dis ça pour vous faire rire bien sûr. Tous les Australiens ont envie de se marier ici. Il faut voir aussi les trumeaux qu'ils amènent, mais certains plus malins, comme vous, viennent seuls. Ce sont eux que l'on voit, nous, les "rosières*".
* en français dans le texte

Lino regardait le couple qu'ils formaient dans la glace du bar et se trouvait présentables grâce à la lumière tamisée sans doute. Elle leva son verre et se mit à siroter en silence, laissant la graine germer dans l'esprit de son micheton. Après tout, venir à Bali et tourner en rond comme un con qui marche n'était pas un projet adapté aux tentations de l'île paradisiaque.

- Vous avez mangé ? Elle dit non. Ils sortirent vers une paillotte à poisson - elles sont toutes à poisson - pour faire connaissance voire s'apprivoiser. La conversation roula sans but mais Lino s'informait des coutumes, manies et interdits de la société balinaise. Autant amortir la soirée en apprenant quelque chose d'utile. Elle était loin d'être bête et jugeait bien son écosystème. Une heure plus tard, ils prenaient leur douche ensemble au Fox Hotel. Lino l'avait trouvée très affûtée, surtout au matin suivant quand au lieu de lui quémander un peu d'argent elle lui demanda le programme de la journée. Il trouva ça très fort. Sortant la carte du taxi, il l'appela pour l'avoir à la journée. Deux heures plus tard, ils visitaient l'intérieur de l'île. Anak étant un guide hors-pair. Sans doute l'avait-elle fait plusieurs fois auparavant, mais ce fut un sans faute qui s'acheva le soir sur une plage quasi-désertée où ils purent se rafraîchir dans l'océan à poil ! La tournée nocturne des tambours habituels amorçait une routine et Lino trouvait cela plutôt plaisant. Ils décidèrent de refaire une excursion le surlendemain et il prévint son ami le taxi de venir les prendre plus tôt, vers neuf heures, OK ?
- Okay, sir !

Il s'agissait cette fois de découvrir la côte du nord en passant par le parc national. Il ne vit bientôt plus que des Balinais dans le paysage qu'ils traversaient, les touristes n'ayant apparemment pas la fibre exploratrice. Il nota quelques mosquées lui rappelant que l'islam dominait dans le reste de l'Indonésie et se souvint aussi de l'effroyable attentat de Kuta en 2002. Deux décennies plus tard, le pays était probablement toujours surveillé de près pour préserver la rente touristique, et pour le confirmer dans ses supputations, le taxi buta sur un contrôle de police du trafic.
- Papiers tout le monde, dit le chauffeur en cherchant les siens dans la boîte à gants.

C'est quand il vit l'écran du terminal allumé dans le fourgon de police que Lino se crispa. Anak qui venait de noter le changement d'humeur subit, lui prit son passeport des mains et le donna par la vitre ouverte au jeune flic qui semblait intéressé de son côté par son croisement de jambes. Son air de "ne me le pique pas, j'ai eu tant de mal" eut raison de la procédure de contrôle et le taxi put repartir. Lino comprit qu'il avait bien fait de se vêtir en pigeon étranger avec une chemise à fleur, le bob immaculé et le short colonial au genou. Mais il savait maintenant que les barrages routiers, il ne les franchirait pas tous. La journée, un peu gâchée quand même, finit par finir, mais chaque fois qu'une casquette était en vue, Lino se taisait et regardait ailleurs.

De retour à l'hôtel, Anak ne dit rien tout de suite ; elle attendait l'oreiller de la nuit. Ils sortirent aux paillottes et au bar à scotch par après pour ne pas changer leurs habitudes si d'aventure ils étaient surveillés. Les copines du Strand les saluaient discrètement de la main, mais Lino restait attentif à son environnement pour pouvoir repérer deux fois le même visage. En vain. Ils n'étaient apparemment pas filés et pouvaient humer la jolie brise de nuit en pleine sérénité. Au lit, Anak fit son offre :
- Epouse-moi et nous partons pour Java où j'ai de la famille. Tu seras comme un poisson dans l'eau ou presque, il y a cent cinquante millions d'habitants là-bas, tous mélangés. Tu as un métier ? Surpris par la question, il répondit par réflexe : professeur d'anglais. Il le regrettait déjà redoutant une future connexion avec son organisation de vie parisienne. Anak ouvrit grand les yeux et lui proposa de monter une école d'anglais avec elle comme rectrice interprète. Elle savourait déjà le prestige de la fonction qui ajouterait du peps à son relèvement social. Lino pensa que c'était jouable si tant est qu'il devienne quelqu'un… d'autre. Et retour à la case départ. Fallait-il démonter vraiment un de ces grands Australiens pour survivre à sa place ? Tenter l'immersion dans l'océan archipélagique indonésien ? Il avait besoin de réfléchir, sachant qu'il finirait par acheter des papiers quand il aurait trouvé où les faire faire. Se marier, pourquoi pas mais avec des papiers neufs. Dans sa tête la litanie des questions-réponses lui servit de somnifère, il ne se réveilla qu'au soleil levé. Anak était en beauté, prête pour des fiançailles, et le café fumait.
- T'as trouvé de vrais croissants ?
On était samedi...

Ce même samedi matin, deux Land-Cruiser bleu ciel s'arrêtaient devant le Jacaranda Lounge de Port-Moresby, qui débarquaient huit policiers des Mobiles Squads. Pénétrant sans précipitation dans l'hôtel en écartant le concierge chamarré, ils tombèrent sur un Européen à queue de cheval :
- Mr Zanten, I presume ? dit le sergent à stick.
John vit que les colts des ceintures étaient sur tous débridés prêts à servir. Il acquiesça et se laissa conduire dehors où l'attendait un officier de police en tenue.
- Je vous arrête sur mandat d'amener de l'Espagne notifié à Interpol. Veuillez monter, lui indiquant le second Land.
Et il lui passa les menottes dans le dossier de la banquette.
Puis rentrant à son tour dans l'hôtel qui était patrouillé en tous sens par l'escouade des Mobiles, salua Monica, la propriétaire :
- Mademoiselle Gran Shân ? Monique Raïssa Gran Shân ? vous êtes dès ce moment sous contrôle judiciaire dans une affaire criminelle et je vous saurai gré de ne quitter la ville sous aucun prétexte. Vous serez convoquée en temps utile. J'ai votre parole ? Puis-je voir le registre ?

Kora qui craignait de n'avoir pas les bons papiers, se dissimula dans la réserve alimentaire. Maïté ne trouva rien de mieux que de ceindre un tablier blanc pour refaire la literie d'une chambre. Lino était sans doute tombé, pensa-t-elle. Il ne l'était pas encore ! En cet instant il essayait de convaincre une ravissante Balinaise un peu mûre mais très affranchie de gagner la grande île par bateau plutôt que de passer par l'aéroport. Ce serait plus fun, plus exotique, c'est ça, exotique ! Il cherchait aussi à comprendre la fréquence porteuse de l'attachement indéniable d'Anak à son endroit. Pour aboutir à une raison simple : elle se voyait doucement faner et jugeait le temps venu de se caser avec une bonne retraite. Sans doute mariée déjà, abandonnée peut-être, avec un ou deux enfants quelque part - elle n'en parlait pourtant jamais - son projet était celui de milliers d'autres jadis jeunes et jolies femmes dans ces contrées où une femme seule était vulnérable. Heureusement qu'elle n'était pas musulmane, son futur mari ne pouvait être que circoncis. Lino souriait intérieurement au souvenir d'un copain tombé amoureux fou d'une fille d'Aceh qui l'avait marabouté et converti à l'islam. Ils l'avaient "coupé" avant le mariage officiel et il n'avait pu monter sur un vélo pendant deux mois ! Se caser, lui, pourquoi pas ? Un passeport batave aurait été un plus mais un passeport indonésien encore mieux.

Pendant ce temps à plus de trois mille kilomètres de là, John cherchait à éviter le phare posé sur le bureau du commissaire de police. Depuis deux heures on lui présentait des photos prises à Scheveningen en Hollande en compagnie d'un autre type plus costaud qu'on lui demandait d'identifier. Lui pensait que la source des clichés ne pouvait être que l'organisation de Léon Berstein. Saloperie de moreno ; il les aurait tous à la fin. Il prétextait sans convaincre que c'était une rencontre de bar avec qui il déambulait en cherchant l'aventure d'une nuit parmi les Hollandaises de la profession. Sans doute que le flic papou en avait plus sous le pied mais il était obligé de coller aux évidences. Puis vint la photo de Lino seul sur Alcala à Madrid qu'il ne reconnaissait pas non plus. La prise était mauvaise, c'est vrai. La source cette fois ne pouvait être que Carolina Micić, quelle salope elle aussi ! Se creusant la tête pour savoir pour quel méfait il risquait de tomber, il était constamment coupé dans sa réflexion par l'interrogatoire ininterrompu du flic qui commentait son travail tout du long avec un collègue en dialecte. Finalement il comprit que tant qu'il resterait détaché de Lino il ne risquerait pas grand chose sur les affaires du passé sauf bien sûr à ce que Kassar de Lae ne soit identifié comme étant le mec apparaissant sur les deux photos de la Transecure. Finalement, il ne craqua pas et fut libéré sous le régime de l'habeas corpus mais assigné à résidence au Jacaranda Resort.

Le soir même, avant que tout dispositif soit mis en place le concernant, John avait pris son billet pour Bougainville où il aviserait, en tentant de rejoindre l'Amérique latine d'une quelconque façon. Maïté ferait mouvement plus tard. Tandis que Lino pesait le pour et le contre de ses fiançailles à Java ! Finalement c'est ce qu'il fit après avoir viré le prix de la bague de Jersey à Singapour. Ce qui lui restait d'économies accessibles à l'instant fut dépensé en papiers crédibles et dans le lancement de l'école d'Anak qui avait loué un étage dans Djakarta pour y donner les cours d'anglais et proposer une bibliothèque de plus en plus fournie qui attirerait bientôt jusqu'aux étudiants de la fac proche. Lino, enfin Archibald, ne se lia pas dans la communauté d'expatriés et se vêtit dès le début du séjour à l'indonésienne sans couleurs, mais avec le calot noir traditionnel qui en imposait, et chaussé de Knepps, pas de tongues. Il s'était laissé pousser les cheveux comme un prof d'anglais encarté au Labour mais ne portait ni montre, ni bijou, ni jamais aucune arme sur lui. Il n'en avait pas non plus chez lui, pas même le kriss malais de collection en vente libre qui lui faisait envie dans la vitrine de l'antiquaire au coin de la rue. Il se méfiait des raccourcis policiers. Pour la décompression mentale, il s'était remis au lancer de couteaux qu'il avait appris à Bayonne et au bout de deux mois, il plantait toute la batterie dans le billot à découper de la cuisine couvert d'une cible à fléchettes ; ce qui énervait passablement Anak. Sauf la feuille de boucher quand même ; l'exploit du caporal-chef Truong un soir au bivouac du Valdahon qui plusieurs fois avait planté la feuille de boucher de la roulante dans un arbre à six mètres resterait inégalé. Il ne fumait pas, ne "participait" pas en prenant même soin de désarmer tout enthousiasme autour de lui. D'une certaine façon il s'appliquait à disparaitre, à se fondre dans la cohue javanaise. Il avait beaucoup bruni par une exposition au soleil de la plage et le régime moins calorique de Java l'avait fait mincir, beaucoup. La nourriture était adaptée au climat ; il ne ressemblait plus au Lino super-balèze de la Transecure. Il avait adopté une démarche de chat maigre, le cou rentré, qui diminuait sa stature dans la rue.
Chaque soir Anak lui faisait un cours de bahasa indonesia qui lui avait donné un mal de chien au début jusqu'à ce qu'il enregistre les sons dans sa tête ; il put bientôt lire les titres des journaux à haute voix. Il achetait de temps en temps le Kompas et s'astreignait à le déchiffrer, surtout dans les pages maritimes qui utilisaient beaucoup de termes anglais alternatifs. Au bout d'une année d'ascèse, il se félicita d'être en quelque sorte heureux. Anak faisait sa partie. La famille d'Anak l'avait reconnu comme sien et il pourrait compter sur elle en cas d'accident, maladie ou tout autre désagrément de la vie quotidienne. Anak en fait n'avait jamais eu d'enfant. Il ne sut jamais que Monica du Jacaranda était de la famille élargie d'Elie Grandchamps, ni où John était passé. Non plus n'a-t-il jamais appris que Berstein avait fait une attaque après avoir été débranché par Langley, le laissant hémiplégique à la merci d'un chaouch rancunier. Il savait d'instinct qu'à couper les ponts il fallait les couper tous. Il n'avait de souvenir pénible que celui provoqué par l'absence de nouvelles de sa fille adoptive, mais il gardait l'espoir de l'approcher un jour quand les prescriptions seraient arrivées. Il avait enfin récupéré ses avoirs déposés chez Kleinwort Benson Saint Hélier, au terme d'un circuit en zigzag qui lui avait coûté à la fin douze pourcent de frais seulement. Il ne lui restait qu'à faire son testament en faveur de Zoe aux bons soins d'un notaire de Singapour.

Par moment au coucher du soleil, il remontait le fil de sa vie et c'était toujours la camaraderie de régiment qui arrivait en premier, ce qu'un auteur versé dans les guerres de l'empire appelait la verticale de l'honneur. Lartéguy, c'était lui l'auteur maintenant que ça lui revenait. Fin connaisseur des hommes et des corps de troupe parce qu'il avait fait Cherchell avant d'entrer au régiment de Navarre. Lino avait lu la saga complète des centurions, prétoriens, mercenaires. Mercenaire, c'est ce qu'il était devenu lui, l'adjudant-chef Lino; parce que rayé des cadres au retour de la paix, il n'avait pu se réinsérer, gardant tous les stigmates de son temps d'active partout dans le monde, à la peine plus souvent qu'au tableau. En réalité on ne glisse pas doucement vers l'abattage des cibles d'autrui, ce n'est pas une dérive, on nait avec ce tropisme du sniper que l'on peut développer ou pas. L'armée l'avait fait à sa place, lui donnait un prime au score, et le niveau d'excellence atteint avait obscurci son jugement au point de croire qu'il serait toujours moins bon dans un autre emploi que celui-ci. Froid naturellement, sa mère était ainsi, il partageait cette réplique de Clint Eastwood dans un film de "régulateur" à qui l'on demandait ce qu'il ressentait quand il abattait un homme calé dans l'alidade de son fusil : "le recul !" répondait-il. Puis vient le jour de se ranger. Oh, ce n'est pas une décision mûrement réfléchie. Simplement le téléphone ne sonne plus. Vous n'avez pas démérité au fond, mais une nouvelle génération a accédé à la queue de détente sans vous en avertir et vous expulse des contrats. C'est darwinien. Mais par l'opportunité de son contrat de basse police à Port-Moresby pour le Liban, il avait échappé à cette humiliation de devoir appeler pour savoir si l'on est mort. Un peu quand même lorsqu'ils allaient tirer, John, Maïté et lui dans les bois de Lae. Elle était plus rapide qu'eux-deux, et son groupement était plus serré parce qu'elle leur rendait vingt ans et avait encore la rage. Il avait aujourd'hui une vie rangée au cordeau près d'une femme reconnaissante de lui avoir donné une position sociale. Les quelques gens qui le connaissaient jusqu'à lui dire un peu plus que bonjour, le respectait parce qu'il était un professeur distingué et modeste ne comptant pas ses heures et parfois souple sur les tution fees. Régulièrement il sortait se promener avec Anak au milieu de la foule de Djakarta et, loin de leur quartier, mangeaient de kiosque en kiosque ou dans les food centers de plein air. Il avait gardé ses réflexes d'alarme au moindre changement d'ambiance par une gymnastique quotidienne, sachant bien qu'il ne serait jamais tranquille à cent pourcent. Mais à quatrevingt-quinze, c'était déjà bien. Il envisageait de s'inscrire à une école d'aïkido, mais dans un autre quartier pour ne pas accumuler des points de repères. Nul ne sut s'il y parvint un jour puisqu'il avait complètement disparu des images de la profession, à se demander d'ailleurs si quelqu'un le recherchait toujours. Luis Macholengo était sans doute mort depuis longtemps.

La morale de cette histoire est qu'il n'y a pas de morale sauf dans les livres de morale. Finalement nul ne sut et pas moi s'il mourut à Java ou ailleurs. De toute façon, ils doivent avoir une section dédiée au paradis des assassins à l'enseigne de Thor. La Porte passée, le serrement de mains accueillant le nouveau doit être sacrément long :
Abbandando, enchanté ! Abe Reles, enchanté ! Brusca Corleonesi, enchanté ! Demeo, enchanté ! Gallant Gérald, enchanté ! Harry Strauss, enchanté ! Kuklinsky, enchanté ! Pitera, enchanté ! Poustovalov, enchanté ! Ravaillac, enchanté ! Salvatore Gravano, enchanté ! Solonik, enchanté ! Vélasquez Popeye, enchanté ! etc...


Calusa Beach, September 21st 2019




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