Sicaires (15) - Lino sur la piste
Chapitre XV.- Lino sur la piste
Cela faisait deux ans, à trois jours près, que Lino gérait le Jacaranda Lodge de Port-Moresby, un resort de classe intermédiaire, posé dans la colline qui dominait le port et la baie, offrant une vue imprenable depuis toutes ses chambres. Environ tous les vingt jours il organisait une expédition automobile sur la côte nord à partir de Lae qui grimpait à trois mille mètres dans les highlands pour redescendre par de mauvaises pistes sur la mer de Bismarck. Le trek commençait par un vol en Cessna de brousse entre Port-Moresby et Lae et durait de quatre à cinq jours selon la météo. Les conditions climatiques et routières étaient relativement pénibles, à la limite, une vraie punition, et les clients rentraient de l'enfer à l'hôtel comme essorés, avec parfois les relents d'une sainte trouille quand une émeute villageoise s'était déclenchée ci ou là. Lino avait le contact avec les chefs de clan qu'il payait bien et qui lui protégeaient le convoi. Tous ses chauffeurs et aides-chauffeurs étaient Papous, ce qui huilait le relationnel au niveau du patois local dans les coins paumés qu'il traversait et surtout pour échanger des vivres, conserves contre cochon noir. De temps en temps il tirait une cliente s'il y avait demande ; il faut dire à sa décharge que le stress du voyage au pays des os-dans-le-nez ouvrait des sas de décompression psychique. Lors de chaque trek il commandait une veillée papoue avec danses et simulacres de guerre, ce qui effrayait les anglaises et attendrissait leurs réticences. Malgré des commentaires désapprobateurs sur les sites Internet de voyages exotiques, eu égard à la fatigue dépensée dans l'expédition pour marcher dans le brouillard tenace des hauts plateaux, la demande ne faiblissait pas, les gens cherchant de plus en plus leurs limites dans un mode nivelé par une démocratie généralisée faisant la part belle aux plus cons et aux plus malins, sans vraies valeurs d'homme. C'était le ressort de ce genre d'expédition qui avait tous les attraits d'une mise en danger de soi mais qui finissait bien, sauf les ampoules aux pieds.
Quand il en aurait marre, il monterait une affaire de croisière côtière entre la mer de Corail et l'archipel d'Entrecasteaux en intéressant des restaurateurs aux escales. Mais ce serait pour plus tard. Le moment était à la pelote. Il fallait rouler sa bosse comme un bonhomme de neige que l'on veut faire grossir.
La communauté levantine qui était l'objectif assigné par Onésime Yared à Londres était peu nombreuse mais occupait des positions très rémunératrices dans le general trading, milieu où l'on rencontrait aussi quelques Français expatriés de Nouvelle Calédonie, certains "colons" plus anciens venant même du Vanuatu, autrefois Nouvelles Hébrides franco-anglaises. Son répondant était le consul de Brisbane qu'il n'avait jamais rencontré. Il faisait un rapport mensuel codé sans fil quand tout allait bien, un message d'alerte sous délai zéro si quelque chose clochait. En ce cas il utilisait le code marine. C'était un travail de basse police : qui voyait qui, qui couchait avec qui, quels étaient les projets des uns et des autres, qui entrait sur la zone d'intérêt, qui sortait... Facile et strictement alimentaire, mais de par son tempérament Lino s'appliquait.
En se socialisant, il avait acquis la conviction que Port Moresby était le havre de l'oubli, une terre de proscription dont il aurait pu être l'emblème. Comme le lui avait dit Grandchamps à Londres, les Australiens ne fouillait pas les milieux d'affaires et concentraient peines et soins sur la vie des autochtones, il faut dire assez remuants. De fait on croisait toutes les nationalités en plus des Australiens, mais en petit nombre, des Allemands, des Chiliens, des Grecs, des Levantins, des Chinois d'outremer et personne ne demandait à personne les raisons de sa présence au fond du trou du cul du monde. Lino pouvait rester là jusqu'à sa mort s'il le fallait tant qu'il ne sortirait pas des clous. Mais c'était peut-être beaucoup lui demander.
Il s'était mis à la colle avec une Italienne d'Egypte qui tenait la brigade hôtelière d'une main de fer. Tout le personnel était local et bien payé mais le service était exigeant, du moins c'est ce que l'hôtel voulait montrer et Monica y veillait jalousement. A part ses fournisseurs, Lino ne se liait pas avec la communauté blanche de la ville mais il connaissait maintenant tout le monde et saluait tout le monde, même ceux qui le snobaient. Il s'était remis en kaki comme la plupart des permanents australiens - ce qui au fond de lui l'amusait - et naturellement il soignait la réputation de son trekking, loin d'être à la portée de quiconque. Il n'avait pas encore détecté d'envieux mais ça viendrait bien assez tôt. En fait entre l'hôtel et l'aventure il avait une vie rêvée par beaucoup, n'eut été le climat détestable de la Nouvelle Guinée et la pénurie de distractions honnêtes à Port Moresby !
Cela faisait donc deux ans qu'il avait débarqué de l'avion de la Qantas en provenance de Singapour à Jacksons International Airport, avec un sac marin et vingt mille dollars australiens en poche quand la rencontre qu'il attendait sans trop y croire se produisit au bar du Jacaranda. Il était venu deux fois en tenue de capitaine au long cours du siècle passé, sous une casquette à galon rouge qu'on ne portait plus depuis le Titanic. Il avait éclusé du maotaï chinois sans piper mot. La troisième fois, Lino torchait des verres derrière le comptoir, il avait avancé le bras et s'était présenté, Nicholas Borossian. Lino avait saisi la main : "André-Charles Kassar ! A quoi dois-je cet honneur ?".
- Je suis le capitaine de la Solomon Queen, le plus grand fifty de charter du port, et j'aimerais me joindre à vos activités de trekking dont tout le monde parle.
- Pourquoi aurais-je besoin de vous, répondit Lino, très directement.
Le capitaine semblait désarçonné par la question qu'il n'attendait pas si tôt dans la négociation. Il prit une inspiration, posa sa casquette sur le comptoir et regarda Lino dans les yeux :
- Par exemple, on pourrait organiser des charters en mer de Bismarck ou en mer des Solomon à partir de votre point d'atterrissage. Cela ferait deux possibilités d'aventure au choix pour les clients de l'hôtel, maritime et trekking, ce qui aurait une incidence certaine sur la fréquentation.
Lino regardait son interlocuteur attentivement pour le mieux comprendre. Malgré son nom il n'était pas Arménien de faciès. Plutôt carré de visage, la barbe blonde, les yeux gris et un stature plutôt germanique. Il lui sourit :
- Vous venez d'où ?
- Où je suis né ? En Chine, à Qindao, mon père était vice-consul. Il y a longtemps maintenant. Son héritage a été converti en bateau, c'est ce qu'il avait toujours rêvé de faire. Je réalise son vœu en quelque sorte.
Lino hochait la tête et trouvait le gars plutôt sympathique.
- Comment ça marche votre bizness ?
- Au complet je fais des charters pour trois couples vers la Louisiade et D'Entrecasteaux qui durent de dix à trente jours selon le programme retenu. J'ai du monde... mais il m'en faudrait plus. C'est pourquoi j'aimerais m'associer sur la côte du nord qui est plus intéressante au plan touristique, plus sauvage, plus intrigante. Vous connaissez.
Lino hocha la tête et offrit la tournée, mais de scotch, et dit qu'il y réfléchirait. Captain Nick, c'était son nom sur les pontons, repassa à la fin de la semaine pour annoncer qu'il partait pêcher trois semaines sur les récifs de Trobriand. Lino rafla une bouteille de rhum sur l'étagère du bar et deux verres à cul, et lui demanda de le suivre dans son petit bureau derrière le cellier des freezers.
Lino se fit expliquer la proposition d'association en partant d'un exemple concret. A supposer qu'il puisse former un groupe de vingt personnes, c'était la capacité maximale du Cessna avec les bagages, il pouvait en débarquer donc six à Lae Port et embarquer le reste dans son convoi de Toyota vers les Highlands. Quel intérêt y avait-il à s'associer, l'autre Popeye pouvait très bien affréter seul un avion pour six clients à POM Airport ! C'est justement là que Borossian le surprit :
- C'est une question de synergie. Vous organisez tout seul depuis un bon moment un flux régulier de touristes vers la côte du nord. Ce sont des touristes friqués que les autorités publiques apprécient. Moi, je tourne dans mon coin mais je gère moins de monde et plus d'argent. Le charter normal c'est mille dollars la journée par couple, tout compris, boissons à volonté.
- Ah quand même ?
- Le bateau est entretenu et il y a un équipage professionnel de deux matelots et moi. Plus le fuel et les apparaux de pêche, l'équipement de plongée, les combinaisons en trois tailles etc... Vous voyez ? Tu montes en slip ! Je suppose que votre trekking n'est pas construit pour des routards ?
- Cela revient un peu moins cher mais je suis dans ces eaux-là, à 500 dollars par tête et par jour, plus un forfait global pour les deux avions, à diviser entre tous, moi compris. Je fournis les trois repas mais pas les boissons alcoolisées et j'ai une assurance de récupération par hélico en cas d'accident.
- On pourrait déjà mutualiser l'abonnement à l'hélico. Mais c'est le flux touristique augmenté qui pourrait nous attirer les bonnes grâces des autorités et nous faire participer au développement de la côte du nord et... de ses financements. Ils veulent mettre de l'argent pour offrir des perspectives aux autochtones des plateaux.
- Vous voudriez faire une sorte de resort à Lae ? demanda Lino.
- Oui ou à Finschafen ! Comme une base arrière, mais pas un entrepôt de quai, un truc équipé assez classe pour en mettre plein la vue de la mairie.
- Ouais ! On pourrait y concentrer les moyens de maintenance des véhicules et du bateau, les stockages froids et quelques cases de passage pour les clients en attendant l'aventure en cas de météo contraire. Et j'ai besoin de loger mes chauffeurs sur place pour n'avoir pas à les convoquer à Lae à chaque trek.
- C'est pas complètement idiot alors ? reprit Nick.
Lino voyait déjà un développement qui pourrait devenir important, avec un chantier pour le bateau et un garage bien équipé pour les Toyota. Pour le moment derrière les docks de Lae, l'installation était trop rustique sans voltage, sans air comprimé, et il y avait beaucoup de chapardage d'outils, d'huiles et même de gasoil.
- Bon ! Dès votre retour, on va monter cette affaire, annonça Lino avec le sourire. Il faudra mettre un peu d'argent pour amorcer le truc. Je vais faire un devis, comme un business plan pour y voir clair.
Et l'accord fut scellé d'une poignée de main comme sur le champ de la foire à vaches. Puis on but un coup, deux coups, trois coups ! Il présenta Monica en gage de confiance.
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