Sicaires (26) Ultime trek


Chapitre XXVI.- Ultime trek !



Préparer un trekking des Highlands prenait du temps et de l'argent. L'équipe habituelle était au complet à Lae mais depuis le piratage, l'ambiance avait beaucoup changé. Teng et Kora s'en voulaient de ne pas être restés à bord, à quoi Lino répondait qu'ils y seraient morts, noyés en haute mer par les pirates. Mais surtout la journée était organisée par quarts de six heures avec les deux chefs de convoi. John puis Lino prenaient les deux quarts de nuit, et Teng du haut de sa mezzanine ne dormait jamais sans son calibre Browning 5-coups chargé avec des Brenneke. La consigne était pour le moment de déjouer tout repérage en observant les têtes inconnues s'attardant devant le local. Bien que démobilisé, Captain Edward passait chaque jour au garage et avait commencé à former le projet d'acheter un nouveau fifty, voire même d'en louer un au voyage ou à l'année. Lino l'écoutait en hochant la tête mais ne misait rien sur la table tant que les choses ne se seraient pas éclaircies. Il avait hâte de prendre la route pour rencontrer les chefs de village amis qui pouvaient être informés de quelque chose le concernant. Les clients débarqueraient dans six jours maintenant, et ce serait le signal d'une libération. Les préparatifs continuaient en vivres, rechanges et carburant ; on ne chargerait les glacières que le dernier soir. Lino prit Teng à part.

- Je voudrais que vous et Kora aillent au Jacaranda à Port-Moresby quand nous partirons pour le trekking. Seuls ici, ce n'est pas avec un calibre 12 que vous vous en sortirez si des malfaisants s'en prennent à la société.
- J'allais vous le demander, mais pour y faire quoi, répondit le Chinois.
- Monica a l'habitude de l'organisation ; probablement que Kora pourra passer en cuisine, elle améliorera la carte de l'hôtel. Vous rendrez mille services de votre côté et cela rassurera Monica et Maïté de vous savoir à leurs côtés. Puis souriant il ajouta : nous avons aussi une fameuse lupara là-bas. Au froncement de sourcils, il répondit que c'était un juxtaposé à canons sciés qui effaçait tout ce qui se présentait à moins de dix mètres.

On fermerait donc la PAPUA DISCOVERY PTY LIMITED pendant le trekking. Pour augmenter ses chances, Lino en avisa le commissaire de police qui ne devait pas s'étonner de voir le local fermé en plein jour. S'il pouvait passer devant soir et matin, ce serait sympa de la part de la police de Lae. Las, l'incendie fut déclenché la veille du départ pour les Highlands par deux tirs de lance-roquettes antichar depuis un pick-up qui avait juste ralenti. Les voitures s'embrasèrent rapidement malgré l'action des extincteurs, communiquant le feu aux bureaux et à l'étage. John était de quart et demanda aux Chinois de venir vers sa lampe qu'il balançait de droite à gauche pour les guider. Il fallait sortir par la porte de la cour. Teng comprit immédiatement et se porta vers l'issue, le Browning à la main, dès fois qu'ils seraient attendus derrière. Ce qui ne manqua pas. Porte grand ouverte d'un coup de pied, la rafale le coupa en deux, et John eut juste le temps de plaquer Kora au sol avant d'allumer le tireur qui s'échappa. Les flammes du garage avaient réveillé du monde et une vingtaine de minutes plus tard arriva le camion des pompiers qui immergea une buse dans le bassin du port avant de lancer la motopompe. Ça ne servit à rien. L'entreprise et le local partirent en fumée et ils avaient un mort ! Appelé par John au téléphone, Lino arrivait sur le site pour se recueillir d'abord sur la civière de Teng bien qu'il eut présumé de ses capacités. Kora, assise sur un pliant dans la rue, était en état de sidération, les yeux vagues, le souffle court, immobile, la voix bloquée. Lino lui prit les mains et salua le courage de son mari qui s'était porté devant eux spontanément. Puis il appela l'hôtel.

Monica conseilla tout de suite de démonter la société en licenciant les deux chefs de convoi désormais sans convoi, de faire dès l'ouverture du bureau une déclaration de sinistre criminel à la police pour la forme, et de rentrer demain à Port-Moresby avec Kora, John et le cercueil de Teng en soute. On ferait la cérémonie à Port-Moresby. Entretemps elle mettait le Jacaranda en défense avec Maïté et Gernie. - Joue-la serrée, ajouta-t-elle, ne fais pas le con, ne décide rien d'autre que de rentrer, mais faites attention à vous trois, et ne dormez pas dans l'avion.

La séquence délicate passait par le commissariat de police où une enquête allait s'ouvrir dès qu'un flic de la Criminelle arriverait de la capitale. Pour le moment, on en était aux constatations et à l'inventaire. Après le piratage de la Solomon Queen, l'incendie au LRAC faisait beaucoup pour un flic local. Qui pouvait en vouloir à ce point à la Papua Discovery ? Il fallait entendre le directeur de la boîte. C'est ce qu'entendit Lino lors de sa visite à la première heure au commissaire. Prétextant rentrer pour les obsèques de son meilleur employé, il promit de remonter le lendemain pour aider à l'enquête, se félicitant ne n'avoir rien déclenché jusqu'ici concernant la visite du fils Borossian et surtout le motif. Normalement il aurait dû faire quelques bars de Lae pour prendre la température mais il n'avait plus le temps. Plus le temps de quoi ? Une petite musique en sourdine lui susurrait que la couverture libanaise en Papouasie Nouvelle Guinée était compromise dès lors qu'il entrerait dans un dossier criminel piloté par le Procureur de Port-Moresby. Tout cela était-il fini ? Vingt ans plus tôt, il se serait mis en chasse du fils Borossian avec John pour le réduire en purée et son emploi de tour-operator l'y aurait aidé. Mais aujourd'hui, il sentait arriver une cavale, énième cavale qui le fatiguait d'avance. C'est dans cet état d'épuisement mental qu'il arriva au Jacaranda Resort. Monica le comprit tout de suite. Maïté aussi, qui prit les choses en main. Les obsèques de Teng avaient été réglés avec l'Eglise baptiste, mais il fallait faire tourner l'hôtel à demi plein comme si de rien n'était ; Gernie faisait le concierge et surveillait tout. Monica se chargea d'accueillir les clients du trekking qu'il fallait annuler. Heureusement que les acomptes de réservation étaient très mesurés, cela ferait moins d'argent à sortir. Par contre elle devait organiser les vols retour, à moins qu'ils ne décident de faire du tourisme par leurs propres moyens. Elle proposerait de réduire le prix des nuitées dans l'idée de récupérer un peu d'argent et ne pas insulter l'avenir. Quel était-il donc cet avenir ?

Lino lui confia qu'il était arrivé au bout de quelque chose et que le danger croissait à mesure que passaient les jours de l'enquête de Lae. Si la Criminelle plongeait dans les deux dossiers, elle chercherait le CV d'André-Charles Kassar pour être obligée ensuite de poser la question à Interpol. Monica était un peu sonnée et inquiète à la fois, non des événements de Lae mais de ce que Lino n'avait pas de plan B. A part la Corée du Nord, seuls quelques micro-états du Pacifique n'ont pas adhéré à Interpol, plus certains proto-états de la sphère soviétique : vivre en Ossétie du Sud, le rêve ! Les Kiribati passent encore et pas si loin finalement ! Perdu dans ses pensées, il n'entendit pas le dong du couloir qui avertissait de l'arrivée d'un client au bar américain du lounge. Il l'avait fait posé dès le premier mois pour éviter les surprises. C'était un habitué français qui passait une à deux fois par semaine en ami. Gilbert Delormeau était un épicier en gros dont les entrepôts donnaient sur la même avenue que l'hôtel. Il prenait plaisir à discuter en français autour d'un verre de vin blanc brouillé d'une goutte de cassis. Habitué du monde, il avait deviné que Kassar n'était pas un Libanais de souche mais de papiers plutôt, parce qu'il méconnaissait les expressions d'argot arabe qu'il aurait apprises dans son enfance. Mais qu'importe, Monica était toujours souriante et Maïté mieux que jolie, cela valait bien de perdre une demi-heure à bavarder dans sa langue maternelle.
- J'ai lu dans le National que votre entrepôt de Lae avait été attaqué dans la nuit ?
- Effectivement. Cette affaire est coulée pour longtemps parce que les assurances ne marchent pas en cas de terrorisme surtout depuis les émeutes à la mine d'or de Porgera. Imaginez deux coups de lance-roquettes !
- Ah quand même ! Ce ne sont pas des armes à la portée des tribus. Peut-être un commando extérieur au territoire. Vous en voyez la raison ?
- Pas vraiment. J'ai pensé un moment qu'un concurrent assez puissant voudrait reprendre le trekking à son compte sur les Highlands, mais il y avait une meilleure solution : me racheter l'affaire !
- Puisque c'est criminel avec des armes de guerre, il est probable que la Papouasie demande le soutien de la Police criminelle du Queensland, surtout si l'affaire implique l'étranger proche de la Mer de Bismarck.

Au mot de "Queensland" Lino se raidit un peu. Si l'Australie débarquait à Lae, il ne donnait pas cher de la suite le concernant. Delormeau parlait maintenant de ses affaires en brousse et de la vague de "nationalisation" de ses épiceries de campagne par les chefs de tribu. Il n'en faisait cas que pour la forme tant qu'il restait le fournisseur obligé du point de vente. Il était d'ailleurs plus attentif au flux régulier des subsides qui étaient déversés sur les communautés et dont il récupérait une bonne partie. Son premier souci était sa flotte de camions de livraison qui, avec les chambres froides de Port-Moresby et de Lae, étaient la colonne vertébrale de son affaire. Et il confiait à Lino que les parcs étaient gardés nuit et jour. Nous aussi, lui répliqua Lino, mais contre deux LRAC vous ne pouvez rien, et nous avons un mort, mon meilleur employé qui a fait face.
- Ah oui, le Chinois ?
- Il s'appelait Teng et on l'enterrera demain ici.
- Si vous avez du monde à recaser, j'ai des postes vacants à l'entrepôt et sur la route.
- Oui, j'ai deux chefs de convoi mécaniciens qui sont mis à pied par le sinistre. Ce sont des Papous très bien formés qui connaissent à fond les Highlands. J'ai moyen de les joindre.
- Faites le et dites leur de venir ici me rencontrer pour un job similaire à celui qu'ils faisaient chez vous. Je paierai le voyage. J'embauche sans aucun délai.
- D'accord, ce sera bien pour eux qui le méritent, parce qu'à Lae il n'y a rien en fait.
Delormeau pivota sur son tabouret et pris congé, appelé par ses occupations. Né à Danang dans une famille d'expatriés français depuis trois générations, il n'était allé que deux fois à Paris de toute son existence et une fois à Toulouse, plus particulièrement à Noé, pour ses affaires. Le commerce alimentaire de gros s'était enrichi de marchandises diverses que pouvaient transporter sa flotte de camions jusqu'à l'autre bout du pays. Il était un acteur incontournable de l'économie du territoire et de ce fait, menacé. Aussi ne quittait-il jamais un petit pistolet de ceinture en calibre 9 et se faisait accompagner par un "assistant" dès qu'il traversait la rue. Il se méfiait aussi de ses propres routines mais comme lui avait dit Kassar un jour : quand c'est ton heure c'est ton heure ! Ce Kassar l'intriguait un peu, mais pris par la gestion de son affaire devenue gigantesque pour un seul homme, il n'avait jamais eu le loisir d'approfondir sa perception. Pourtant après le piratage du bateau qui avait fait la une du Post Courier, l'attaque de l'entrepôt contenant les voitures chargées pour le départ du lendemain laissait planer comme une forte odeur de représailles. Etait-ce lié à la disparition suspecte de l'associé allemand ? C'était quoi son nom déjà ? Un nom de bande dessinée…

Et c'est exactement le même raisonnement que se faisait Lino quand Delormeau fut parti. L'enquêteur australien chercherait l'élément déclencheur de la séquence et passerait tous les acteurs en revue ; morts compris. Il finit pas se convaincre que sa couverture libanaise ne tiendrait pas deux mois et qu'il devait bouger. En parler à Monica ? à John ? En parler ou le faire ?

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