Sicaires (25) Le fantôme de la Solomon Queen


Chapitre XXV.- Le fantôme de la Solomon Queen


On était un jeudi. Il était arrivé tard le soir dans un taxi de l'aéroport et le veilleur du Jacaranda lui avait tendu une fiche qu'il avait remplie soigneusement puis sortant son passeport, se l'était vu refuser. Dans ses fonctions de réceptionniste, Geronimo - mais tout le monde l'appelait Gernie - ne lisait rien et n'écrivait rien. Il avait pris l'ascenseur social de Lino qui favorisait quelques fils de chefs désireux de sortir du bois quelques temps, en leur procurant le gîte et le couvert plus une responsabilité dans l'activité de l'hôtel justifiant l'argent de poche qu'il leur donnait à l'occasion sans jamais les humilier d'une aumône. C'est au petit déjeuner que Monica dit à Lino d'aller voir les fiches d'hier. La plus tardive était sur le dessus de la pile dans le tiroir de gauche, et sa lecture laissa Lino interdit ! Le client n'était pas encore descendu de sa chambre, ce qui augmentait sa curiosité.
  • Name : George
  • Surname : Borossian
  • Born : April 25, 2001 at Honolulu (Hawaï)
  • Prodessional : merchant
  • Address : Honolulu (Hawaï) …

Merde alors ! Sur ce, Lino le vit entrer dans la salle des petits déjeuners. Dans les vingt-cinq ans, assez grand, cheveux roux, bien habillé mais sur des rangers en cuir rouge, affairé à se servir au buffet du matin. Il ne prit qu'un jus d'orange avec deux petits pains au lait et chercha des yeux un journal, que lui apporta tout de suite la serveuse. Puis il replia le Post-Courier et se dirigea vers la réception où attendait Lino.

- Je voudrais rencontrer Mr Kassar s'il est là, dit-il en pidgin du Pacifique.
- Vous l'avez devant vous.
- Ah très bien ! Comment dire ?
Je m'appelle George Borossian et je suis le fils de Nicholas Borossian, le capitaine de bateau qui a disparu à Lae.
- Je crois devoir vous présenter mes condoléances, Monsieur Borossian, car je connais l'histoire et on n'a pas retrouvé votre père. Qu'est-ce qui vous amène à Port-Moresby ?
- J'ai été averti par un ami de mon père que celui-ci avait disparu de manière inexplicable et qu'on s'attendait au pire ; mais qu'il avait un associé à Lae qui en saurait peut-être plus, et pourrait m'aider. Voilà !
- Vous aider en quoi, avança prudemment Lino qui sentait grossir une nouvelle histoire dont il se serait bien passé.
- Seul héritier de mon père, je voudrais récupérer son bateau et le ramener à Hawaï.
- C'est un souci légitime mais le bateau appartient à une société que j'avait montée avec lui, la PAPUA DISCOVERY à laquelle il fut apporté en capital.
- Pardon de vous poser la question, cette société est-elle une société immatriculée ou simplement un accord verbal d'association ?
- Non, non, elle est immatriculée depuis le premier jour pour bénéficier de subventions publiques à l'installation, et ses actifs sont indispensables à son fonctionnement. Ce dont vous hériteriez, ce sont des parts sociales du capital.
- Pourquoi dites-vous "hériteriez" ?
- Monsieur Borossian, il va falloir passer par un avocat en affaires civiles et présenter les documents propres à votre revendication, acte de naissance prouvant la filiation, l'acte de décès de votre père, l'acte de succession stipulant que vous êtes le seul héritier, un testament peut-être, enfin ce que la loi papouasienne prévoit. Je ne suis pas versé dans le domaine juridique, mais c'est à l'issue de cette procédure que vous pourrez entrer en possession des parts sociales de votre père présumé décédé, à moins que la Justice n'en décide autrement.
- Je ne voyais pas les choses comme ça car j'avais un projet pour le bateau, mais je comprends. J'ai des papiers avec moi. Je vais rester quelques jours pour faire le tour de la question en ville. Pouvez-vous me recommander un avoué ou un avocat qui ouvrirait le dossier avec l'Administration ?
- Je n'ai pas de nom sur le moment mais je pense que le consulat américain pourrait vous donner des adresses. Du moins, c'est ce que moi je ferais en premier.

Lino en avait-il trop dit ? Il jugeait que le jeune Borossian finirait au consulat après s'être épuisé à dérouler la pelote des embrouilles locales, alors autant lui indiquer la voie en guise de bonne entente future. Parce qu'il était sûr d'avoir bientôt, sous six mois, un an, un nouvelle associé, à parité de parts en plus ! La "grosse affaire" prenait des proportions inattendues.

Parce qu'il n'était pas question de tenir conférence au Jacaranda sur la suite à donner tant que le jeune Borossian serait là, et qu'il n'y avait pas de rade sûr en ville où délibérer, il fut, d'un commun accord, décidé que John et Lino monteraient à Lae pour préparer les trekkings et le charter-plongée en cours de recrutement. Il valait mieux être au cœur du défi. Le temps de préparer leurs affaires et de dire au revoir poliment, c'est Teng qui téléphona en pleine nuit de dimanche. La Solomon Queen avait disparu, elle n'était plus à quai. Teng avait commencé son désarmement la semaine dernière en débarquant les alcools, les surgelés, le gasoil et l'électronique de navigation qui pouvaient tenter les voleurs, mais n'avait pas encore pris les apparaux et manœuvres de voilure, ni les mouillages ni le radeau, rien. La capitainerie n'avait rien vu, les voisins de quai non plus. Il demandait des instructions, police : pas police, recherches aériennes, qui paie etc...
C'est Monica qui avait pris l'appel et l'entendant discuter à voix vive avec son interlocuteur, Lino se leva.
- C'est Teng, la Solomon a disparu !

Ni une, ni deux, il alla frapper à la porte de la chambre de Borossian… qui n'était plus là. Il songea un instant à appeler la police des frontières pour le bloquer à l'aéroport au motif de grivèlerie, à moins que cela ne soit trop tard ; mais le temps d'expliquer l'histoire et le vol du bateau à Lae (300 km de distance), la patience des flics et la sienne auraient été épuisées. Et faire ressortir ce patronyme dans les avis quotidiens que recevait le procureur de Port-Moresby n'était peut-être pas l'idée du siècle. C'est Monica qui ouvrit la boîte aux emmerdes avec son esprit rapide : Le fils de Captain Nick avait piqué le bateau de son père mais détenait ou allait détenir la moitié des parts dans la Papua Discovery. Donc il se paierait deux fois. Et comme il était probable qu'à l'avenir il se fasse représenter plutôt que de revenir faire le mariole, le clan se retrouvait à la merci d'une procédure de liquidation de l'affaire qu'il initierait par ses conseils. La Solomon Queen était assuré légalement dans ses activités de charter à la mer dans les eaux de la ZEE, mais pas au-delà, ni à quai, et moins encore pour le vol ou le piratage au mouillage, aucune compagnie d'assurances ne venant sur ce genre de dossiers en Papouasie-NG où elles avaient essuyé quelques arnaques. Il fallait monter à Lae.

Edward et Teng avait commencé l'enquête sur les circonstances du vol. A priori personne n'avait rien vu, et pourtant en discutant au milieu des pêcheurs, ils apprirent qu'un groupe d'Indonésiens, trois ou quatre, avaient débarqué à Madang dans le nord quelques jours auparavant puis avaient disparu. On supposait qu'ils avaient pris la route de l'intérieur pour rejoindre des mines. Mais la route redescend vers Lae. A moins qu'ils ne soient venus en canot à moteur depuis Madang. Le film était de plus en plus net : l'équipe de pirates débarque à la nuit tombée, défait les amarres et prend la Solomon Queen en remorque du canot jusqu'à la limite des eaux territoriales en toute discrétion. Il n'y a même pas besoin de fracturer la double porte du carré ou de lancer le moteur pour se déhaler voire même ne pas de donner d'ordres à la voix. Silence total, le bateau glisse vers son nouveau destin. Plus tard, on passera au maquillage avec un nouveau nom, une nouvelle peinture sur une "passerelle" modifiée, et les papiers qui vont bien sous pavillon des Tonga. Lino devait encaisser la perte, mentalement et financièrement. Mais il ne se précipitait pas sur une décision car il avait moins confiance en lui qu'à la belle époque. Pour être raccord avec sa couverture, il partit déclarer le vol du bateau de la Papua Discovery aux autorités officielles de Lae, sans mentionner aucunement la démarche à Port-Moresby du fils présumé de Captain Nick. Le patronyme 'Borossian" le tétanisait. A juste titre sans doute puisque toute l'affaire ressemblait de plus en plus à une vengeance. Y avait-il un "fait nouveau" ? Il était inutile d'alarmer John assommé de perplexité. Il attendit de retourner au Jacaranda pour en discuter avec Monica.

(la suite au chapitre XXVI - clic)