Sicaires (27) Vers la dispersion


Chapitre XXVII.- Vers la dispersion



La meilleure cachette fut de tout temps la foule, sauf à renouer avec l'aventure de Néandertal et se fondre dans la jungle primaire de Bornéo ou des Philippines. Faut-il encore avoir les bonnes couleurs. Lio avait pris le parti de n'en point débattre mais de remercier chacun du bon accueil au jour dit. Faisant l'inventaire de ses atouts et de ses faiblesses, il en était arrivé à envisager sérieusement l'immersion dans le Grand Londres après une bonne préparation. Il lui faudrait d'abord trouver son homme et l'habiter avant ou après l'atterrissage. Certes Elie Grandchamps aurait été de bon conseil mais mieux valait rompre avec tous et finir tranquillement les trente années qui lui restaient à vivre selon de savants calculs qu'il avait glanés sur Internet. Récupérer ses fonds déposés aux îles anglo-normandes n'était pas insurmontable, changer d'aspect et d'habitudes, plus difficile. Cela dépendrait bien sûr du clone inversé. C'est la convocation du commissaire de police de Lae au courrier du matin qui le décida à partir. Cela faisait quinze jours que l'entrepôt avait brûlé, il convoqua une soirée d'adieux au Jacaranda. Monica, fine mouche comme toujours, avait fait une grande tarte aux cerises, un clafoutis italien, et elle avait remonté de l'Amontillado de la cave. Les mines étaient fermées quand Lino annonça son départ imminent et pourquoi il n'en parlerait pas avec eux pour leur propre sécurité. S'adressant à John, il lui conseilla d'aller voir Gilbert Delormeau pour un poste en brousse qui l'éloignerait de la capitale et de toute autre ville pendant une bonne année, le temps que l'enquête Borossian se calme. Mais il était libre de ses choix. Il lui conseilla enfin de rester en dehors de la charte-partie du Vanuatu et de laisser faire le réseau d'Elie qui n'avait pas besoin d'eux. John avait compris que Lino partirait cette fois, cette dernière fois, en solo et que le binôme était démonté. Maïté ne disait mot parce qu'elle était étrangère à toute l'affaire finalement et rien ne l'empêcherait de retourner à Naples ou de rester en Papouasie, avec ou sans John.

Sur ce, Lino fit son sac, embrassa Monica et partit voir Delormeau à son bureau.
- J'aurais un service à vous demander.
- Tout ce qui est dans mes possibilités, Kassar ; dites voir.
- Jusqu'où vos camions montent-ils vers le nord et serais-je un passager acceptable dans le cas où il me débarquerait dans un port des Sepik ?
- Vanimo à partir de Lae ! Il y a une route après vers Jayapoura en Indonésie ; c'est un peu le passage obligé, donc surveillé bien sûr.
- Ça m'irait. Et le ticket se monterait à combien ?
- Il n'y a pas de ticket pour vous, mais le prochain départ c'est dans deux jours à 4h du matin, sinon une semaine après. Si vous vous décidez, je vais faire de la place en cabine, et profitez-en pour faire des courses pour le voyage, manger, boire et petits cadeaux traditionnels. L'itinéraire recoupe celui de votre trekking puis va jusqu'à Awar par Madang. Le reste c'est de la piste. C'est bon ?
- Merci, c'est bon pour lundi matin. Comment reconnaîtrai-je le bon camion dans le garage ?
- Attendez..., ce sera le 328. Le chef de bord s'appelle Angel, le chauffeur-mécanicien, James Bond, et c'est son vrai nom, ajouta-t-il en riant. Une dernière chose, si je puis me permettre : ne racontez ce voyage à personne ; pour ma part, je l'ai déjà oublié et mes deux lascars savent déjà qu'ils n'ont pas la mémoire physionomiste ni pour se souvenir des noms étrangers. Ne parlez pas le français en chemin, c'est tout. Je peux vous aider pour le vol vers Lae car j'aurais des consignations d'alcool à charger et besoin d'un "contremaître" en accompagnement.

Lino tendit la main que Delormeau serra fort en lui disant "bonne chance, soyez prudent".

Au lundi dit, un quart d'heure avant 4 heures, il passait le contrôle de l'entrepôt où il était attendu sans rien dire et chercha le Western Star 328 qui attendait moteur allumé près du rideau métallique de sortie.
- Permission de monter à bord ?
A la fenêtre passager, le chef de bord de type mélanésien lui fit signe de prendre l'autre portière et le siège du milieu, puis de rabattre sa casquette sur les yeux. James Bond, un papou à peau claire, se hissait à son tour en saluant de deux doigts à la casquette et vérifia ses compteurs et voyants ; puis le rideau se leva, il était 4h moins cinq, le moteur Cummins rugit pour arracher le 20 tonnes chargé à bloc. Personne ne parlait comme s'il fallait s'habituer les uns aux autres, ou bien était-ce un surcroît d'attention en traversant la banlieue nord de Lae. Trois heures après, le chef de bord descendit à une cabane de brousse posée au carrefour de la route et de deux pistes, pour y prendre trois cafés longs avec des confiseries. James Bond avait ouvert le capot moteur pour le refroidir et surveiller le fonctionnement apparent de la machine. Puis le camion reprit la route sans s'arrêter à aucun village traversé jusqu'à ce qu'il ait atteint la côte à la nuit tombée. Deux types les attendaient avec des calibres de chasse, qui laissèrent débarquer Lino, Angel et 007 pour prendre leurs places, un en cabine, un dans la benne bâchée. C'était l'heure de manger une soupe de poisson très épicée avec du riz noir, et de dormir dans une pièce équipée d'une table, de quatre châlits à moustiquaire et autant de seaux hygiéniques. Départ 5 heures, bonne nuit !
Le matin, un des gardes remonta dans la benne, et la tournée des livraisons commença. Lino sortait le moins possible en route, et à l'étape faisait profil bas. Ses compagnons de voyage échangeaient peu avec lui, ayant compris qu'il sortait du pays à la cloche de bois. Un ami de Mister Abalone sans doute ! tel qu'on appelait Delormeau depuis la côte pacifique jusqu'aux Hautes Terres. Au bout de trois jours et mille cahots, Angel l'abandonna à midi à la gare routière de Vanimo non sans lui avoir demandé s'il avait besoin de quelque chose. Lino donna trois cent dollars australiens à chacun pour gâter leurs gosses, dit-il, et cinquante au garde.
- Un message pour mon patron ?
- Qu'il dise à ma femme que je suis bien arrivé. Merci pour tout et bon retour, les gars !

A partir de là, il savait faire. Délaissant l'autocar de la frontière, Lino s'enquit d'un pick-up capable de le traverser plus simplement ; ce qui ne fut pas difficile entre chien et loup quand le bureau de la douane indonésienne était fermé. Ils avaient même donné les horaires des déclarations en douane sur un panneau mural de deux mètres carrés ! Avant minuit, il logeait chez un cousin de son chauffeur pour la "modique" somme de cent dollars australiens, repas du lendemain compris. Out of PNG ! Out of cover !

Qui ne connaît pas Jayapoura manque quelque chose. C'est une ville bariolée grouillant autour d'un port à commodités et passagers avec quelques pinisis de pêche qui rapportent du poisson chaque jour pour les restaurants. La ville est une place de marché bien plus importante que les ports à sauvages de Papouasie, qui distribue tout l'intérieur de la Nouvelle Guinée. Mais il y a surtout un aéroport de capitale régionale assez fréquenté qui relie la ville portuaire à moult destinations indonésiennes. Sans liaisons internationales, y entrer revenait à pénétrer l'espace aérien intérieur. Le plan était d'atterrir in fine à Bali où séjournaient toute l'année beaucoup de touristes blancs, principalement australiens, de la corpulence de Lino. Le clone inversé serait donc pêché à Bali. Entretemps il fallait acheter le billet d'avion et pour cela obtenir un permis de voyage au commissariat central de police ! Bien sûr, il n'avait pas de visa d'entrée… puisque le bureau de la frontière à Wutung fermait à 16 heures (avec un décalage d'une heure) ! Finalement après deux photos tirées au supermarché du coin, il obtint la pièce nécessaire qui correspondait au passeport du moment. Jugeant inutile de traîner si près de la Papouasie, il prit le premier vol pour Djakarta en gardant son sac avec lui. Djakarta-Bali sans sortir de la zone indonésienne ne fut qu'une formalité ; mais il avait préféré changer d'identité.

Jimbaran était une ville balnéaire proche de l'aéroport international de Denpasar, la capitale, qui déversait son flot de touristes australiens sur les plages de Bali. Après avoir épluché la documentation laissée par les hôtesses dans l'avion, il décida d'aller voir le Fox Hotel près de la plage pour y prendre ses quartiers. Le taxi lui en proposait déjà un autre, irréprochable, tenu sans doute par un cousin à lui, sans doute moins cher mais aussi moins immergé dans la foule à bronzer. Il demanda néanmoins sa carte au chauffeur qui pourrait lui servir pour rejoindre l'aéroport des fois que. Le taxi roulait à toute heure à la demande. Il prit une chambre donnant à l'arrière un peu moins chère que sur le guide, échappable et plus discrète aussi. Il commença le repérage. C'était plutôt un spot de surf et l'endroit idéal pour trouver un mec baraqué qui lui ressemblât. Le sport se prolongeait tard le soir, puis laissait place aux odeurs des paillottes innombrables qui tenaient tout le front de mer. Sur la deuxième rangée, il y avait quelques boîtes de nuit et des bars américains plutôt précaires où s'entassaient des entraîneuses haut perchées sur des tabourets qui les mettaient en valeur ; le pays était hindouiste et les Balinaises valaient le voyage. Ainsi le racolage participait-il du produit intérieur brut de l'île et ces dames étaient donc protégées par la police comme un patrimoine vivant ; ce qui était toujours moins cher que par des harengs de rencontre lassifs et paresseux qui ne te prenaient qu'à l'envers. Il ne lui restait plus qu'à s'habituer, en commençant par acheter les tenues réglementaires du touriste en goguette et l'indispensable appareil photo à porter sur le ventre.



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