Sicaires (2) - L'Intercontinental

Chapitre II. L'Intercontinental



Ça avait commencé ici quatre ans plus tôt. Le lounge de l'Intercontinental était alors quasiment complet. Lino sirotait un jus de tomate en lisant le Figaro. Il allait sortir le cahier saumon quand une ombre avait surgi derrière le journal. Les cheveux comme un casque noir, un rouge à lèvres violet-diocèse, des yeux bleus intenses, un châssis un peu lourd qui en imposait, Mlle Beaumont attendait qu'on l'invite à s'asseoir. Lino avait bondi et retiré la chaise en lui souhaitant la bienvenue. Il avait une veste en tweed et un nœud papillon vert qui cadraient parfaitement avec sa profession, prof d'anglais. D'ailleurs on ne le voyait jamais sans sa serviette marron en cuir usé, aller et venir entre des écoles et chez lui dans le Vème arrondissement de Paris. Cela faisait seize ans qu'il avait monté cette couverture et l'avait poussée à tel point qu'au hasard d'une rencontre, s'il affichait son métier, il ne refusait jamais une vacation dans quelque école privée en quête d'un remplacement. Monsieur Lino était prof d'anglais. Pour le gardien du 62 Rue Monge, il sortait presque chaque matin la serviette à la main. Parfois il s'absentait pour diriger des stages de littérature puis à son retour bavardait de voyages qu'il n'avait jamais faits mais de cela lui-seul était au courant. Monsieur Lino était un type sérieux, grand, sympathique et sans histoires.

Betty prit un Cinzano blanc. La conversation roulait sur les nouveaux clubs de Paris, les bars américains en vogue, les vacances d'amis imaginaires et au bout d'une demi-heure, elle griffonna une pochette d'allumettes qu'elle laissa sur le guéridon. Puis ils sortirent en observant la faune sans avoir l'air d'y toucher comme le font les provinciaux en goguette. Elle prit un taxi. Lino ne savait même pas son prénom. Il remonta à pied l'avenue Marceau jusqu'à l'arrêt du 92. "Pernety 25 2/F - 65822" était inscrit sur la pochette. Il descendit à l'avant-dernier arrêt puis traversant la place de Catalogne, s'engagea dans la rue. Le digicode fonctionna, il chercha l'escalier délaissant l'ascenseur et sonna à la porte. La gâche électrique claqua et la porte s'entrouvrit l'invitant à pénétrer dans l'appartement. Un bras sortit d'un gros fauteuil regardant la fenêtre voilée lui faisant signe d'approcher. Il referma la porte.

M. Léon lui indiqua l'autre fauteuil et désigna la bouteille de de Jack Daniels sur la table basse, que Lino déclina.
- Désolé, commença Lino.
- Le 100% n'existe pas, lui répondit Léon. On attendait deux résultats, nous n'en avons eu qu'un. Mais nous en avons eu un !
- Oui ?
- C'est trop long à expliquer, mais la concurrence s'est effrayée de la tentative de meurtre en ville et s'est retirée du marché. On peut traiter aujourd'hui sans surenchère. Finalement c'est mieux sans mort.
Il laissa passer un ange en regardant le plafond.
- On vous paie 50% soit cent vingt-cinq... Je crois que c'est correct.
- Affirmatif, répondit Lino.
- M. Léon sortit une grosse enveloppe du tiroir de la table basse et la lui remit.
Lino se leva, ouvrit la serviette et remercia d'un hochement de tête.
- Prochain contact par Beaumont, dit Léon dans un souffle.
- Salut.

John éclusait un jus de pamplemousse au Rapide du Nord, carrefour Magenta-Lafayette. Le téléphone du bar sonna, c'était pour lui et Denise lui tendit le combiné.
- On a quand même la moitié, annonça Lino.
- C'est bien. Laisse un colissimo chez Angèle comme l'autre fois, je ne suis pas pressé.
John rendit le combiné au bar et prit Le Parisien pour se donner une contenance, en se demandant ce qu'il allait faire de son argent. Sans doute à Barcelone, calle San Pablo de las Putas. Les Ramblas étaient inimitables dans le monde et on n'y insultait pas les Français en goguette, surtout depuis la déclaration d'indépendance soutenue par Perpignan. Il s'était fait des copines pas farouches et en affurant convenablement, tout irait bien.

C'était les vacances scolaires, Lino décida de faire le break au Dorset où il avait cultivé quelques habitudes à Poole. Outre la position côtière, le port était aussi la tête de pont des Anglo-normands en Angleterre. Il y passerait huit jours, ferait un saut à Jersey et rapporterait des souvenirs. Le temps de faire une valise, il était déjà sur la A13 en direction de Dieppe où l'attendait le ferry du soir pour Newhaven. De là il descendrait par la côte chez Rosy, sa logeuse qu'il fallait prévenir. Avait-il pris la bouteille d'Armagnac HO ? Rosy l'adorait pour ses attentions bien françaises. Oui, il l'avait mise dans la pilot case. Le CLK noir avalait les kilomètres sur le cruise control, il suffisait de mettre la bonne musique. Il avait quelque part un CD d'Erik Satie. Cadeau :




Le bateau avait tapé tout le voyage et Lino avait somnolé au Beachy Head, le pub embarqué. Il arrivait qu'on fasse des relations par confinement mais quatre heures c'était peu s'il n'y avait pas l'achalandage. Deux anglaises rentraient de Normandie et avaient squatté une table pas très éloignée. Elles avaient commandé des Coca qu'elles allongeaient de rhum de cuisine, du Dillon. Lino pensa qu'elles seraient mûres au débarquement et apercevant les chaussures de montagne qu'elles avaient délacées, il devina qu'elles entendaient faire du stop à Newhaven. Pour éviter de se montrer discourtois, il leur tourna carrément le dos, puisqu'il avait une règle de ce métier, jamais d'autostoppeur. C'est à l'aube, quand il descendit la rampe, qu'elles le repérèrent sous la pluie battante, lui faisant de grands gestes et sourires. Pour sauver la réputation de la plaque d'immatriculation, à son corps défendant, il s'arrêta, bascula le siège passager du coupé et déverrouilla le coffre. Elles avaient l'habitude, et en moins de temps qu'il ne fallait les y inviter, elles avaient posé deux sacs dans le coffre et s'étaient engouffrées dans la voiture en claquant la portière pour laisser la pluie dehors.

- Lisbeth. Thanks !
- Tatiana. Thanks a lot !
- De rien. Lino ! Vous allez où, dit Lino dans un dialecte impeccable ?
- Bristol.
- Je peux vous conduire jusqu'à Southampton, soit en ville soit sur la route, comme vous voulez. Normalement je n'entre pas en ville mais je ferai une exception.

Lino restait sur ses gardes et ne souhaitait pas sympathiser plus que de raison pour éviter de broder des réponses forcément indiscrètes qui lui casseraient la tête. Il avait déjà enfreint la règle d'autostop. La traversée lui était apparue inconfortable, trop de houle pour garder bonne humeur. C'était sans compter sur le caractère enjoué des Galloises qui demandèrent bientôt quelle musique il aimait, s'il avait de la pop ou de la soul, et un CD de Winehouse que sa fille avait oublié dans la boîte à gant, démarra. Le système Bose de Mercedes était vraiment super, surtout dans le volume réduit d'un coupé !

A la station-service, ces demoiselles sortirent chercher un café-machine, et de la pompe, Lino les observait marcher avec une science exacte de la mise en valeur. Indubitablement, elles savaient "marcher". Il ne les avait vues que dans le lounge sur le bateau puis sous la pluie et n'ayant aucun plan prévu, il n'y avait pas porté attention plus qu'il ne le faisait pour juger d'un coup d'œil son environnement quand il était en mission. Construire des affinités avant Southampton et encaisser le prix de la course ne devait pas être bien difficile. Ce qui le refroidit, c'est qu'une fois relancé sur la A27 sa voisine, qui avait permuté avec sa copine, ait entrepris de le vamper en caressant ses cuisses qu'elle avait fort belles sous le short de voyage. La Tatiana, derrière, regardait défiler la route et il ne put croiser son regard dans le rétroviseur. Lino n'aimait pas les interrogations et une fois sûr que la jolie Lisbeth cherchait l'aventure et qu'elles en avaient parlé ensemble en prenant leur café, il n'eut qu'un hâte, arriver et débarquer. C'est lui qui choisit le centre ville de préférence à un parking sur la route où tout finalement pouvait arriver aux grands couillons flattés de leurs conquêtes. En dépit de leurs demandes de rester sur la route, il les déposa à la gare des autocars, la Southampton Coach Station, comme l'aurait fait tout père de famille responsable, en arguant du danger de les abandonner au petit matin sur la route. Il sortit de la voiture, clés de contact à la poche, pour ouvrir le coffre et sortir les sacs, et surtout pour s'assurer que la trappe de fond n'avait pas bougé. Le salaire de Lima était là depuis le départ de Paris. Bye bye, et roulez bolides, vers Poole. Rosy qui le guettait de la fenêtre sortit l'accueillir. Les vacances commençaient vraiment.

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