Sicaires (4) - La Conversion

Chapitre IV.- La Conversion


Presque deux ans avaient passé à distribuer des baffes à des débiteurs récalcitrants, voire même à des créanciers trop timides. La TRANSECURE LIMITED exigeait l'exécution des contrats dans la lettre et l'esprit. Ceux qui avaient lu les contrats vite et en travers s'en mordaient les doigts, en particulier pour les délais de livraison toujours soumis à pénalités, sans parler des délais de règlement de la Transecure qui ne commençaient à courir qu'au jour de l'ordonnancement du paiement par le siège financier de Beyrouth quel que soit l'incoterm retenu, alors que les règlements de leurs clients étaient bons de virement "bord navire". Aucune excuse, aucun prétexte n'était recevable mais la compagnie ne débordait jamais de la légalité en affaires. On aurait dit des Mormons ! À la moindre anicroche, ne parlons même pas de mauvaise volonté ou pire de malhonnêteté, la naissance d'un contentieux pouvait tourner à la terreur s'il n'était pas éteint à première demande. Le binôme John-Lino entrait rapidement en scène. Il y en avait d'autres sur la planète et particulièrement une équipe de Vietnamiens à qui on prêtait des dénouements plus poussés que la simple intimidation musclée. On évoquait des fois un suicide du "sujet". Mais l'équipe la plus typée était Hans et Johan, deux Hollandais énormes qui ne faisaient que l'Europe occidentale et uniquement le recouvrement de fonds. Ils avaient des vestes à carreaux et des cravates improbables pour faire marrer sans doute les mecs qu'ils allaient dérouiller. Ils portaient des petits chapeaux piehat noirs comme Gene Hackman dans la French Connection et se déplaçaient en Chrysler 300C. On disait qu'ils s'offraient des fleurs à la Saint-Valentin et que la séquence "good cop bad cop" durait dix minutes, après quoi commençait la destruction.

La "Sécurité avancée" était certes un concept ancien, sans même connaître ce nom dans le racket ou le prêt sur parole, mais la compagnie l'avait théorisé et sa mise en action suivait une procédure précise qui in fine pouvait aboutir à l'envoi d'une équipe spéciale de résolution du problème.
C'était calqué sur les règles de recouvrement amiable de la chambre de commerce à une différence près : la procédure durait soixante-douze heures, montre en main, et pas trois mois. Voici comment fonctionnait tout cela : quand un dysfonctionnement était détecté sur n'importe quel segment de l'exécution d'un contrat, il arrivait sur le bureau du chargé d'affaires responsable du dossier. La boîte était organisée à l'ancienne, tout contrat passé par un commercial restait sous sa supervision jusqu'au dénouement, bien que l'exécution du contrat ait été déléguée à la direction opérationnelle après signature des parties, elle-même passant les règlements prévus sur son bon à payer à la direction financière du siège libanais. Le chargé d'affaires impacté cherchait à résoudre le problème de quelque nature qu'il fut, mais si l'originateur résistait pour une quelconque raison, il avait ordre de remettre le dossier au service Contentieux d'Elie Grandchamps et de reprendre sans délai ses activités normales un moment interrompues. Grandchamps évaluait le problème par deux cribles : le risque financier, le risque de réputation.

L'originateur était appelé pour qu'il comprenne bien le prix de ce dysfonctionnement, et la distorsion précise des termes du contrat commercial passé lui était signifiée : telle page, tel article, sous-article, paragraphe et ce dans n'importe quelle langue courante. Au bout d'une demi-heure de téléphone, les conséquences financières à destination devenaient incommensurables dans l'esprit de son interlocuteur et sa participation requise sans délai sous peine d'assignation personnelle ou sociale. Au moindre signe de retranchement derrière la banque ou l'usine, Grandchamps préparait une mission de persuasion avec une de ses équipes et Betty mettait au propre les ordres en projet pour contraindre sur site l'originateur du dysfonctionnement ou sa structure. Si à la fin des trois jours rien n'avait bougé, Elie Grandchamps donnait le top-départ à Betty !

Les contrats d'encaisseur que recevaient les équipes de la Sécurité Avancée étaient précis : cible, destination, moyens d'accès, durée de la mission, etc. Les circonstances étaient résumées à l'essentiel puisqu'au stade atteint, il n'était plus question de négocier avec la partie concernée mais d'agir. Chaque équipe travaillait à sa manière, souvent à l'improvisation, seul le résultat comptait et les détails importaient peu. Les virements aux équipes étaient ordonnancés sous huitaine après le ReTex et l'écriture de crédit dépendait de l'éloignement du compte destinataire. Partout on traçait la patte de Betty d'une précision sans faille, et les contrats tombaient régulièrement. Puis un jour, ils furent convoqués avenue de Malakoff. Grandchamps n'était pas là, Betty non plus. Une secrétaire assez âgée leur remis une enveloppe bleue en leur demandant de suivre à la lettre les instructions qu'elle contenait. Ils avaient rendez-vous le soir même dans un appartement de la plaine Monceau. Le billet commençait par "lire et détruire". Puis suivaient l'adresse, l'étage, la porte, le digicode de la rue, le digicode intérieur et l'heure : 21h15. Optimiste, Lino pensa immédiatement à une promotion. John suivait, tranquille. Ils dînèrent au Carpaccio du Royal Monceau, la meilleure cuisine italienne de Paris, un peu cher mais le travail leur permettait de ne pas trop compter dans ces moments de liberté. En deux ans, ils avaient effectué quatorze missions d'encaisseurs-décaisseurs à la pleine satisfaction de la compagnie et John ne put s'empêcher d'interroger Lino du regard. La TRANSECURE LIMITED payait bien, ce qui prouvait qu'elle était satisfaite. Que se passait-il donc ?

A l'heure dite, ils passèrent la porte cochère de l'immeuble et la minuterie s'alluma automatiquement pour que la capture vidéo soit nette. Puis ils franchirent la porte vitrée vers les ascenseurs. En haut, la porte du 62 était entrouverte. Ils n'avaient qu'à pousser. Betty était dans l'entrée, une clochette retentit ; elle suggéra de poser les clés de voiture dans le vide-poche sur la console Napoléon III. Elle les fit avancer au salon puis referma derrière eux. C'est ici qu'ils comprirent le rôle de Léon Berstein. C'était un mulâtre de cent kilos, un peu gras du bide, avec des petits yeux de chauve-souris tout noirs qui regardaient partout. Il portait une veste d'intérieur bleue à motifs chinois signifiant par là qu'il était chez lui.

- Vous prenez quelque chose, un digestif peut-être ?
- Jamais d'alcool.
- Savez-vous pourquoi vous êtes convoqués chez moi ?
John et Lino se regardèrent puis nièrent de la tête. M. Léon reprit : "c'est assez grave, voyez-vous !" Betty s'était glissée dans la pièce et se tenait assise sur un crapaud vert pour entendre la suite.
- Vous pourriez avoir de la promotion. La compagnie a jugé que vos états de service méritaient toute notre bienveillance mais que vous n'étiez peut-être pas employés à votre juste valeur. Je veux dire que vous êtes occupés à des tâches subalternes qui ont certes une grande utilité dans nos résultats mais vous avez d'autres qualités que nous souhaiterions employer. En fait il s'agit d'accroître considérablement nos contributions, en augmentant bien sûr vos responsabilités. On monterait de niveau, en fait !

Lino était perplexe, Elie Grandchamps était plus direct. Mais peut-être que la proposition de ce Léon était plus compliquée aussi. John, calé au fond de son siège les mains croisées, ne disait rien. Léon les observa et continua :

- la compagnie a beaucoup grossi et les affaires sont beaucoup plus compliquées et diversifiées. Il est des sociétés où le staff est renouvelé chaque fois qu'on franchit un seuil de chiffre d'affaires. J'ai connu une boîte où le patron virait tout l'étage quand le chiffre d'affaires avait doublé car il estimait que les cadres s'associaient à un niveau de résultats donné sans pour autant progresser. Cette boîte porte aujourd'hui un nom de yaourt. Notre compagnie est dans cette situation. A échéance d'un ou deux ans nous aurons changé de galaxie et normalement nous devrions renouveler les cadres pour partie, certains demeurant confinés dans un pays sur des tâches récurrentes qu'ils savent accomplir parfaitement, mais toujours au-dehors du siège, et le futur leur sera bouché. D'aucuns s'en apercevront vite et partiront, les boîtes de trading de notre niveau actuel ne manquent pas en Europe occidentale, surtout pour recruter ces anciens de notre compagnie. Cette mutation touche évidemment la Sécurité Avancée.
Dans certains domaines, sur certains marchés spéciaux, quand les chiffres grimpent, nous nous rendons bien compte que de secouer les puces à un contractant défaillant ne peut plus suffire. Pour y être respectés, il nous faut plus de pugnacité, de présence, de poids. Nous découvrons un univers nouveau auquel nous devons nous adapter. Il s'interrompit d'un long silence puis reprit. Les codes de cet univers ne sont plus ceux de l'ancien monde, ses acteurs sont moins nombreux mais puissants et protégés, beaucoup d'argent circule pour leur sûreté. Notre Sécurité Avancée qui a fait ses preuves jusqu'ici, doit s'adapter. C'est du Darwin, ajouta-t-il en souriant. Considérant votre formation à chacun, vos références chez nous et vos capacités adaptatives démontrées, vous pouvez faire partie de la nouvelle équipe et devenir l'exception qui confirme la règle puisque nous allons bloquer toutes les autres, sauf une équipe, sur la Sécurité Avancée actuelle.

M. Léon se versa un shot de cognac en interrogeant ses interlocuteurs de la tête. Lino et John déclinèrent, immobiles, attendant la suite que l'un et l'autre commençait à entre-apercevoir. M. Léon s'étira les trapèzes et le cou, bougea des épaules et reprit :

- Si vous êtes d'accord, les émoluments passeront à 50000 par jour pour l'équipe plus les frais et cætera. Comme vous le savez, nous n'avons pas coutume de gaspiller notre argent et en serrant la main tendue vous sortez de l'ancien monde.
Puis il se tut pour que la pièce tombe dans le jukebox !
- Ai-je besoin de vous faire un dessin ? Il s'agit de Sécurité augmentée maintenant. Le prix parle. Votre réponse est attendue ce soir ici avant de sortir de ce salon. Betty continuera à s'occuper de vous comme par le passé, elle sait de quoi nous parlons.

- Je voudrais consulter mon partenaire, dit Lino. John acquiesça.

M. Léon se leva faisant signe à Betty et tous les deux se dirigèrent vers un boudoir qui ouvrait au fond du salon, puis refermèrent la porte. Lino fit tourner son index autour de l'oreille, à quoi John répondit en haussant les épaules.

- As-tu compris ? commença John.
- J'ai compris !
- A-t-on le choix ?
- On n'a pas le choix !
- On le fait ensemble ?
- Ce choix non plus on ne l'a pas. OK ?
- Okay !

Lino resta pensif une minute, il avait compris mais n'arrivait pas à réfléchir sérieusement, comme s'il avait un sac de cubes bizarres impossibles à assembler. Mais connaître un nouveau job l'excitait suffisamment pour qu'il décidât de se lever de son fauteuil. Il avança vers la porte du fond à laquelle il frappa discrètement. Betty ouvrit et précéda M. Léon dans la pièce. "C'est d'accord" annonça Lino.
- Ça s'arrose, dit Berstein en saisissant la bouteille de cognac Hennessy. Puis se ravisant, il demanda à Mlle Beaumont si elle pouvait leur faire quatre grand jus d'orange citronné.

Le pacte fut scellé. Léon annonça qu'une demi-journée pleine serait virée à chacun cette semaine comme signature du pacte, et que les portables cryptés seraient remplacés par des modèles supérieurs. Il précisa que les missions d'encaisseurs du type antérieur continuaient aux mêmes conditions de tarif et de procédure. Par contre les ordres de Sécurité Augmentée - c'est ainsi qu'on les nommerait, OSA - seraient désormais donnés par lui-même de vive voix à l'exclusion de quiconque quand il s'agissait de ce type de mission. Il insista, sans aucune exception même en cas de force majeure. S'il lui arrivait un accident grave, le contrat cesserait immédiatement et toute mission en cours serait stoppée. Il recevrait aussi lui-même le débriefing de la mission. Betty fonctionnerait comme par le passé, toujours efficace 24/7, mais à la voix pour ce qui concerne ce type de mission ! Elle ferait la liaison jusqu'à ce qu'on trouve une autre formule la préservant mieux. De tout ce qu'il s'était dit ce soir, nul ne garderait ni trace ni mémoire et personne d'autre que les quatre ici présents ne seraient informés de l'existence d'un contrat d'OSA parallèle au premier.

Betty ne souriait pas, elle rangea son sac et leva la main en guise d'au revoir et sortit. Dès qu'ils entendirent l'ascenseur descendre, ils saluèrent Berstein d'un coup de menton et sortirent à leur tour sans un mot. Leur vie avait basculé, ils étaient riches.

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