Sicaires (14) - John sur les pistes

Chapitre XIV.- John sur les pistes


Quand la bise fut venue, John se mit au travail sérieusement sur les tables de Texas poker du casino d'Evian et dans deux arrière-salles de bistrot à Thonon et à Bons-en-Chamblais. Il avait compris qu'il lui fallait vivre de ses gains en restant sous le radar des jaloux. Ce n'est pas qu'il refuserait l'affrontement mais il n'était pas venu si loin pour casser des gueules et faire une déposition à la gendarmerie. Donc il tournait en moyenne à mille euros nets par semaine, ce qui suffisait pour l'instant. Quand on lui demandait sa profession, il s'annonçait comme coach de Crossfit à la demande, mais il envisageait sérieusement d'intégrer une structure voire d'en créer une s'il trouvait des capitaux et un prête-nom. Il n'était pas aussi inquiet qu'on aurait pu l'imaginer, estimant que sa prestation de Madrid ne l'impliquait pas dans le meurtre du trader français. Du moins voulait-il s'en convaincre, même s'il était complice dans la fuite du couple infernal comme l'avait titré la presse espagnole.

Il fit toutes les ballades proposées par l'office du tourisme et le premier hiver, une reconnaissance en montagne pour bien mémoriser le pays. C'est le train à crémaillère de Chamonix à Martigny en Suisse avec la gare toujours déserte de Montroc qui l'intéressa ; et dans un autre style, le téléphérique de l'Aiguille du Midi qui permettait d'atteindre Courmayeur en Italie. Au bout de cinq mois, après douze mille kilomètres au compteur de la Fiat, il se sentit un peu comme chez lui, sauf qu'il manquait de copains et de copines. C'est au café de Bons que la malchance tourna un soir. Il avait perdu comme parfois dans le seul but de limiter sa moyenne et s'était levé de table pour gagner le bar avant de rentrer à Rives.

Elle avait un châssis de pole dancing et cachait un visage ingrat derrière des mèches qui lui tombaient sur le front. Elle lui demanda de lui payer un verre parce qu'elle était seule et lui-aussi. Il s'exécuta et elle posa son jean de cuir noir sur le tabouret le plus proche, en le remerciant d'un sourire mais pas plus. Il émanait d'elle des vibrations qu'il ressentait distinctement à tel point que machinalement il vérifia si sa montre à quartz trottait toujours. Sans doute les effluves de parfum qu'elle dégageait participaient-elles de l'illusion. Cela pouvait ressembler à un maraboutage tropical. Il avait envie d'être marabouté ce soir. Ils éclusèrent leur verre et il lui proposa de la raccompagner chez sa mère. Dans un souffle elle lui dit "trois cents".
- Si tu veux mais chez moi. Je ne monte pas.
- C'est loin ?
- Non, au port de Thonon.

John paya les consommations et sortit derrière elle de la brasserie vers la voiture qui les attendait devant. La Fiat n'était pas le top pour emballer mais elle collait avec son personnage. Bizarrement pour une pute, elle n'y prêta pas cas. C'est après avoir passé Lully qu'il distingua une voiture en feux de position qui le suivait à cinquante mètres. Puis elle mit pleins phares pour le doubler et le pousser dans le fossé.

- C'est con, dit John qui sortit sans égratignures pour remonter sur la route.

Il cueillit le premier d'une manchette au larynx qui l'étouffa debout, et esquiva l'assaut du second qui roula dans le fossé. La fille criait "arrêtez !". John se retint de frapper à la racine du nez qui par l'os nasal ouvrirait les sinus et perforerait le plancher cérébral. Le coup étant fatal, il frappa au talon au-dessus du nez. La fille était sortie et regardait les deux mecs au tapis.
Puis elle demanda à John comment ils allaient sortir la voiture du fossé.
- Facile. Tu les connais ? On va la sortir à la corde, j'en ai une pour l'escalade dans le coffre.
- Jamais vus. C'est pas des types de Bons, peut-être d'Annemasse où il y a pléthore de canailles.

John attacha la Fiat à la clé de remorquage de la 323 et sortit facilement la voiture du fossé pour aussitôt y pousser la Béhème. Des phares pointaient au loin, il était temps de se mettre en route mais par instinct il décida d'attendre en masquant la BMW accidentée de sa propre voiture remontée sur le bas-côté. Baissant la tête, il prit la fille dans ses bras et l'embrassa. Elle ne desserra pas les dents mais la voiture passa sans ralentir. Ils n'avaient plus qu'à continuer jusqu'à la maison.

- Tu t'appelles comment ?
- Liliane ou Lily, c'est selon.
- Moi c'est Adrien. Je suis coach sportif ! Et ils éclatèrent de rire. Il était près de deux heures du matin. Elle sortit un paquet de Craven A et fuma jusqu'à l'arrivée.

Vu l'heure avancée, Lily passa la nuit à la maison de pêcheur et promis de partir tôt après le café. Elle laissa son 06 et encaissa ses trois cents balles. John avait une sorte de copine, même s'il ne croyait pas qu'elle ne sache rien sur les deux frappes qui les avaient attaqués cette nuit. Il n'en montra rien pour ne pas insulter l'avenir. On verrait bien. Jusque là tout allait pour le mieux, un coach sportif de Thonon, même très sportif finalement, jouait au poker avec des connaissances dans la brasserie de Bons et avait déjoué un braquage sur la route. En espérant que Lily ne propage pas sa "gloire" dans le petit milieu local, il n'avait rien à craindre. Il la rappela le dimanche matin pour lui proposer une ballade dans la vallée d'Abondance. Elle accepta après la messe. L'adage était donc toujours vrai, se dit-il, les putes sont pieuses. Il monta en ville faire les provisions du pique-nique et partit vers onze heures pour un bled qui s'appelait Perrignier à dix kilomètres, où l'église servirait de point de rendez-vous. Elle attendait dans une robe blanche en corsage rose-Vichy sous une capeline tressée beige très clair. On aurait dit la novice du couvent en vacances. Elle avait un petit sac blanc contenant sans doute le nécessaire féminin et des préservatifs. On la remarquait ! A vingt mètres en arrière, John reconnut la BMW 323 qu'il avait poussée au fossé sur la départementale. Deux types fumaient en l'observant. Liliane (c'était son nom du dimanche pour la paroisse) agita la main dans sa direction lui signifiant que tout allait bien et il s'approcha.
- En fait, je les avais peut-être mal identifiés dans la nuit mais je les connais de vue ; ils s'appellent Fred et Ghassan. Ils voudraient te parler. Et elle fit signe en direction de la voiture pour faire sortir les deux voyous. John avait ouvert le coffre de la sienne et pris sa croix de démontage.
- Non, non, juste parler, reprit-elle.

Il se campa et reposa la croix. Les deux types étaient assez grands et maigres avec des yeux noirs perçants. leurs avant-bras étaient tatoués et sans doute se prenaient-ils pour des cadors, du moins jusqu'à l'autre jour.
- On veut s'excuser pour l'autre nuit. Et on ne savait pas que vous aviez Lily. On sait qu'on lui a fait peur, mais pas à vous, c'est sûr.
- Je n'ai pas eu peur, cria Liliane.
- Okay. Nous faisons des affaires honnêtes, la plupart du temps, et nous aimerions vous compter parmi nos relations. L'autre jour, c'était un extra pour juste renflouer le business. On est dans le grec et ça tire la langue depuis que les Syriens ont racheté les kébabs turcs et les font au poulet.

John balançait entre le désir de s'occuper pour de vrai et l'obligation de faire profil bas un certain temps.
- Pour le moment, j'ai trop d'occupations mais on peut garder le contact, par Liliane. Ça vous va ?
- D'accord. Désolés encore pour l'autre soir. Et ils remontèrent en voiture pour disparaître dans le village.

John décida de changer ses plans et prit la route pittoresque du col des Moises, dès fois que les deux jeunes aient envie de rediscuter le coup en vallée d'Abondance. Liliane sourit en voyant le changement de cap et John l'a trouva quand même futée. Le pique-nique au col fut une réussite et la sieste complètement réparatrice. Elle eut le bon goût de ne pas lui offrir un dernier verre au retour et John regagna ses pénates le cœur léger comme s'il avait levé une carmélite en fuite. Il repensait à son vieux copain Berg qui ne fréquentait généralement que des professionnelles comme il disait, appliquant l'adage de Sacha Guitry : "les femmes les moins chères sont celles que l'on paie".

La vie continua ainsi jusqu'à l'hiver. Lily passait à la maison de Rives une fois par semaine de manière irrégulière. Elle n'avait jamais rapporté un message de Fred et Ghassan. Les rentrées de poker étaient régulières et permettaient à John de jouer un peu au Black Jack à Evian sinon à Annemasse pour changer. Les choses auraient duré longtemps ainsi s'il n'était pas tombé le soir sur un type essayant d'ouvrir à la règle la portière de la Fiat garée sur l'avenue. Attrapé au col, il le sécha direct et le fouillant avant de le ranimer, il découvrit une carte... de police ! Si la voiture était repérée, inutile de s'en servir. Il fallait calter et vite. Il passa à la maison prendre un baise-en-ville, tout l'argent et traversa Thonon pour voler une voiture le plus loin possible de la sienne. Ça ne finirait donc jamais ?

Il ne trouva qu'une ancienne Renault 21 sans alarme et décida d'appeler Lily, puis se ravisa. Il fallait replonger dans la nuit de la cavale. Il était inutile de chercher du secours. Peut-être que son identité n'était pas compromise. La Fiat était au nom de l'ancien propriétaire, il n'avait pas fait la carte grise. Il payait son loyer en liquide et n'avait signé aucun bail ; le propriétaire était un réfugié tibétain - ça l'étonnait encore - qui habitait le quartier et se foutait des papiers. Il décida de rejoindre l'Italie par l'Aiguille du Midi. On le chercherait plutôt vers la Suisse ou le Jura français. C'était Lino qui lui avait appris à raisonner comme un flic fonctionnaire. Tout en roulant il envisageait de descendre vers Naples où il savait que des communautés espagnoles existaient depuis l'époque des rois, communautés qu'il pourrait intégrer comme un poisson dans l'eau, refaire des papiers et se perdre.

Pointe Helbronner, porte du Val d'Aoste

Il gara la voiture dans un parking souterrain de Chamonix où on ne la trouverait pas avant plusieurs jours, essuya le volant, la poignée de porte, les commandes et le tableau de bord, puis il attendit l'heure du premier téléphérique allongé sur la banquette arrière pour dormir. Il prendrait celui de huit heures, le précédent étant rempli d'employés des restaurants et guichets divers qui se connaissaient tous. Avec Lily au bras il aurait été moins visible que seul, sous réserve qu'elle n'aguiche pas les hommes. Mais l'urgence n'avait pas permis de l'inviter. Aurait-elle accepté une cavale en Italie ? Moins sûr. Elle avait son petit bizness avec des rupins des bords du lac qui lui permettait d'espacer les passes et de fournir sa garde-robes. John avait noté aussi qu'elle avait une certaine position sociale dans son village qu'elle évitait sans doute dans son travail, à moins qu'elle ne se fasse sauter par le curé. Perdu dans ses réflexions et ses souvenirs agréables, John fut surpris d'avoir atteint le terminus de l'Aiguille. Il fallait prendre maintenant une télécabine vers l'Italie. Trois jours plus tard, il entrait au restaurant de La Madrugada pour sa première paella napolitaine, pas loin de la basilique San Gennaro. Effectivement, en huit jours il avait disparu.

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