Sicaires (3) - Lino

Chapitre III.- Lino


Chez Rosy sur le front de mer de Poole, les jours de vacances s'étiraient, agréables, paisibles. Lino rechargeait ses accus. Puis il prit sa journée pour un saut à Saint-Hélier. Kleinwort Benson était l'agence qui détenait ses fonds, gérait son assurance maladie-blessures et l'assurance-vie sur sa fille. Le sous-directeur le connaissait de vue et ne manquait jamais de lui proposer un thé. Lino était un client "tranquille" dès lors qu'il était chez eux tout en écritures et n'avait jamais demandé de coffre. Une fois les fonds de Léon déposés, il partit en balade attendant l'horaire de retour à Poole. C'était une journée plus ensoleillée que celle qui s'annonçait ce matin sur le continent. Bien qu'il ne recherchât pas le soleil plus que d'autres, il appréciait la tiédeur sur sa peau et la brise de mer. C'était pour lui le parangon de la liberté. Un état qu'il défendrait de sa vie s'il était menacé car il en avait déjà goûté l'amère privation.

Un an dans les mines de sel tchadiennes sous la présidence Mitterrand avait convaincu Lino de ne jamais plus intervenir dans un pays racisé. Démissionné en 1996 pour avoir critiqué l'indolence de sa hiérarchie qui l'avait condamné à disparaître sur sa zone d'intérêt afin de ne pas encombrer le bureau d'un sous-ministre de rapports déplaisants, il avait décidé bien plus tard de ne prendre aucun contrat en zone couleur. Il jugeait ridicule d'aller faire le rhino blanc dans la savane. Aussi son périmètre de chalandise, comme il disait, se limitait au nouveau monde et à l'Europe occidentale. L'autre Europe était patrouillée par les anciens Spetsnaz russes, Securitate roumains, Bérets rouges serbes, tous démobilisés à la fin de la guerre de Yougoslavie. Il n'y avait pas de place à l'Est sur le marché de la sécurité rapprochée. Il avait opéré une fois au Liban, parce qu'il y avait manœuvré jadis avec le 1°RCP lors de la guerre civile, mais s'était promis de s'en tenir à sa synthèse : le danger était partout et il fallait être né libanais pour le sentir. Il parlait couramment l'anglais par sa mère, son père était toscan, et pouvait même prendre l'accent de n'importe quel sous-groupe, irlandais, écossais, new-yorkais, texan... C'était une bénédiction que John, qu'il avait rencontré en OPEX dans les Transmissions, parlât aussi bien l'espagnol. Par lui l'élargissement du périmètre était conséquent. Pour des raisons de sûreté, ils se voyaient peu, mais parce qu'il fallait bien se coordonner, ils s'organisaient des réunions sans préavis dans de grands hôtels, la plupart du temps hors de France. Bruxelles était sympa, Cologne aussi, Genève, Milan enfin. Une seule fois, ils avaient cherché ensemble ce qui les avait conduits à pratiquer ce métier spécial. Leur formation, spéciale aussi, des déboires de la vie militaire, et la perspective d'aboutir à la fin dans une agence de sécurité arabe, à aller chercher des huiles au Bourget. S'y faire trouer la peau ? Dans leurs relations, passaient des noms qu'ils avaient connus et qui mouraient, parfois loin. « Tu te souviens d'un-tel ?... ».

Finalement ce qui les avait rapprochés était une psychologie similaire de la force. La force était un moyen tout aussi légitime d'atteindre un but donné que l'expression d'une loi, d'une règle, la discussion, le débat. Elle participait du même panier dialectique, toujours disponible et très souvent efficace. Elle se distinguait de la violence qu'ils considéraient comme l'expression d'une impuissance à résoudre un conflit. Elle n'obérait en rien leur défense de la morale et contrairement à beaucoup de nervis, ils n'avaient pas embrassé le nihilisme de l'amoralité. Cette complicité dans la force raisonnable suscitait une anticipation réciproque des moyens d'atteindre l'objectif d'une mission. Cette conviction partagée économisait beaucoup de petits soviets. En fait, ils ne discutaient d'une marche à suivre qu'en situation d'échec.

John était originaire des Charentes, de parents merciers à l'ancienne, Rochefort exactement. Une scolarité houleuse l'avait conduit à signer dans les parachutistes dès qu'il avait atteint l'âge légal. Son excellente condition physique lui avait ouvert les portes du 8è RPIMa de Castres. Après s'être cassé deux fois à l'atterrissage, on l'avait versé dans les transmissions - c'était ça ou les essences - un nouveau métier qu'il avait découvert avec un intérêt insoupçonné. Au fond de lui-même il avait un esprit technique et très ordonné. Les différentes affectations au sein du régiment avaient accumulé un bagage d'expert en télécom militaires. Avec les années d'OPEX et le temps de service normal capitalisé, il avait pris sa pension de retraite à la première opportunité pour voir autre chose de la vie que des uniformes et les longues heures d'ennui. C'est lors d'une rotation à Kaboul qu'il avait rencontré l'adjudant-chef Lino et une camaraderie était née spontanément entre eux. A part quelques passades de garnison, on ne connaissait à l'un ni à l'autre d'aventures durables, encore moins stabilisées et aucun enfant. Quoique Lino parlât souvent de sa "fille", John avait fini par comprendre que Zoé ne pouvait l'être en vérité puisqu'elle avait un type peul prononcé. Par allusions, il avait appris qu'elle était une enfant adoptée, laissée sur le bas-côté de la vie par un accident de voiture. Achetée en Afrique par le seul oncle de Lino qui avait lui-même déjà perdu ses parents, Zoé s'était retrouvée à huit ans devant les portes grand ouvertes de la DDASS. Lino qui terminait son temps et projetait alors de faire le prof d'anglais, l'avait prise chez lui, rue Monge, pour lui éviter dix ans de piste caravanière les pieds nus. Une amie de collège s'en occupait en son absence. Puis Zoé avait grandi et intégré une école de comptabilité dès après son bac, et depuis lors n'avait jamais cessé de travailler, récompensant Lino par la main-levée de ses responsabilités à son égard. Une belle histoire finalement.


Dans notre saga de tueurs, ce fut Lino qui trouva la gâche. Au Méridien de la porte Maillot, il attendait au bar du fond une connaissance de la veille qu'il avait l'intention de monter après un déjeuner cool dans de grandes assiettes, quand un type l'approcha d'un "salut l'adjudant". Lino le remit assez vite pour être un ancien de Bayonne. le bonhomme était mince, un visage épaté, des cheveux roux, bien mis, avec une Breitling au poignet.
- Quémeneur, la 3, vous vous souvenez ?
- Pas encore mais ça va venir, répondit Lino.
Et la conversation roula sur la vie de chacun après avoir quitté l'armée. Lino donnait des cours particuliers d'anglais à de jeunes cadres promis à l'expatriation, et Paris était un bon vivier pourvu qu'on ait quelques accointances avec les services linguistiques des DRH de grand groupe. Il avait commencé avec PSA à la Grande Armée. La direction s'était rendu compte que les stages classiques de langues ne donnaient rien. Le professeur particulier en apprentissage intensif donnait de bien meilleurs résultats pour moins cher. Quémeneur de son côté travaillait pour un groupe de protection des VIPs. Le seul finalement existant à Paris convenablement équipé. C'était une affaire en croissance avec beaucoup de ramifications, surtout au Moyen-Orient. On y recrutait.
Lino dit qu'il y réfléchirait, d'autant qu'il avait des contrats de langue en cours, mais qu'on pourrait se revoir dans un mois, même lieu, même heure.
Quémeneur prit un jus d'orange et Lino son jus de tomate poivré. La connaissance arriva, c'était Cate Blanchett qui aurait refait son nez, avec un chihuahua en bout de laisse. Ils déjeunèrent au Canon des Ternes et promirent de se rappeler, Lino ayant à faire sans dire même qu'il n'aimait pas les chihuahuas, surtout blancs.

John gardait le contact, mais ne trouvait rien d'excitant car c'était sa nature, un fond dépressif que lui avait diagnostiqué un infirmier du 58è Trans. Il faisait des vacations de garde rapprochée lors d'évènements culturels ou pour des dîners en ville. Au restaurant aussi. Ainsi était-il au fait des habitudes d'une demi douzaine d'ambassadeurs sur Paris qui chaque fois le reconnaissaient et le saluaient aimablement. Il portait à l'époque une queue de cheval à la mode des dojo de self-défense, qui s'imprimait dans l'esprit de quiconque ne l'ayant vu qu'un fois. Son allure atypique était sa meilleure carte de visite. Mais ces longues soirées, planté au comptoir à boire de la Vittel en surveillant son excellence, l'agaçait par moment. Lino lui avait confié qu'il attendait quelque chose d'un contact pris avec un ancien de Bayonne et qu'il ne manquerait pas de lui en parler. Ce jour vint.

Quémeneur attendait déjà au bar du fond. Le Méridien était presque vide. Lino prit le tabouret voisin : "salut !".
- Salut ! Il y a un truc pas mal. La compagnie projette une campagne de sécurité avancée et cherche à former une équipe d'anciens OPS. Les opérations ne sont pas en zone de guerre et sont simplement commerciales. Ce n'est pas du blackwater, ajouta-t-il en souriant, et c'est à la vacation. Les contrats durent une semaine, deux semaines maximum. Ils sont payés où tu veux. Le job est compatible avec ton occupation présente. Pour les détails... il faut dire oui, bien sûr.

- Je dois te prévenir qu'en dehors de la langue anglaise, je travaille en binôme avec un vieux pote de confiance.
- La compagnie ne recrute pas un seul élément, au contraire, c'est très positif d'arriver en binôme. D'accord ?
- Ça marche !

Quémeneur ouvrit son portable et demanda un rendez-vous à son interlocuteur.
- On y va maintenant, si tu n'as rien de prévu.

La "compagnie" avait pris des bureaux dans l'immeuble d'Interagra en bas de l'avenue de Malakoff. Ils s'y rendirent à pied. Le réceptionniste les confia à un appariteur en costume trois-pièces sombre qui prit la direction des ascenseurs devant eux. En haut la porte s'ouvrit sur un huissier qui barrait le passage puis s'effaça. La plaque dorée au mur disait en français et sans doute en arabe au-dessus : "TRANSECURE LIMITED SAS Paris". On était au Liban, pensa Lino. Un comptable en bras de chemise se précipita derrière de grosses lunettes fumées, jeta son mégot dans un gros cendrier sur pied en faux étain, et les pria de bien vouloir se donner la peine, leur indiquant deux sièges. Il déblaya deux piles de dossiers qui l'encombraient et, rallumant une Chesterfield, demanda : "alors ?".

Quémeneur présenta Lino, un ancien du 1er RCP comme lui, qui sait tout faire, comme lui et quelqu'un de confiance.
- Lino travaille en binôme avec un pote d'OPEX. Comment déjà son nom ?
- John.
- Voilà. Je lui ai dit que des contrats occasionnels de sécurité avancée pouvaient lui être passés pour une ou deux semaines, ici ou à l'étranger.
- Europe et Amérique du Nord et latine, seulement, précisa Lino à voix basse.

Elie - il s'appelait Elie Grandchamps d'après la petite plaque en laiton posée sur son bureau - fit signe à Quémeneur de les laisser s'il avait quelque chose de plus urgent à faire.

- Voici de quoi il s'agit, monsieur Lino. Je ne vais pas vous enfumer. La sécurité avancée est une mission de contact qui peut aller jusqu'à l'agression physique. Nous devons nous faire respecter pour l'accomplissement et la bonne fin des contrats commerciaux que nous passons dans le monde entier. Ce n'est pas un travail d'encaisseur de paris sportifs. Plutôt un travail d'intimidation des imprudents, et la proportionnalité de la menace ouverte sera laissée à votre jugement sur la base du niveau d'intérêt qui vous sera communiqué d'avance. On ne dérouille personne pour dix mille dollars. Le travail est bien payé et le salaire viré où vous voulez. Puisque vous travaillez en binôme - cela convient parfaitement à ce job un peu spécial - revenez me voir avec lui, comment déjà, John, afin que j'ai son accord explicite et que nous fassions connaissance aussi. Voici ma carte, rappelez-moi quand vous voulez assez vite.
- Entendu, je vous rappelle.
Et Lino passa la porte, immédiatement cornaqué par un appariteur qui le conduisit jusqu'à la réception du hall d'entrée sans un mot.

On était vendredi. John et Lino se présentèrent à la réception de la TRANSECURE LIMITED le lundi suivant à 14 heures pour rencontrer monsieur Grandchamps. Le protocole d'accès fit sourire John. Grandchamps n'était pas dans son bureau enfumé mais on les fit asseoir à l'attendre. Les murs étaient couverts de hauts classeurs à serrure, le bureau encombré de dossiers de couleurs différentes, la corbeille à papier pleine. Au mur derrière lui était encadré sous verre un beau diplôme de dactylographe de l'Ecole Pigier de Beyrouth. Pour voir la date, il fallait se lever et dépasser le bureau, ce qui aurait fait peigne-cul. Grandchamps débarqua avec un grand classeur noir marqué S.A. en gros. Il salua et dévisagea John. Puis émit un bref :"parfait !".
- Êtes-vous d'accord ? commença-t-il.

Lino avait prévenu John que sans accord ils n'en sauraient pas plus, et l'un après l'autre répondirent "d'accord !".
- Le tarif est de cinq mille euros par jour pour l'équipe plus les frais de tiers sur justificatifs. Il n'y a ni per diem, ni forfait. Vous recevrez vos instructions par téléphone et accuserez réception du contrat de même. Voici deux téléphones cryptés qui restent la propriété de la compagnie. Pour les détails pratiques, tous les détails pratiques, vous verrez Betty. Elle sera votre point fixe, votre référent, dans une autre vie on aurait dit votre "officier traitant". Betty est très professionnelle, écoutez-la attentivement. Son bureau est au fond à gauche, sa plaque est sur la porte, vous y allez maintenant. Bienvenue au club ! Je suis content de vous avoir. Nous ne nous reverrons plus. Bonne chance.

Et d'un geste, il désigna la porte que John et Lino franchirent sur un "salut !" réglementaire.
C'était la fille de l'Intercontinental. Sur ce fauteuil, Lino lui trouvait un gros cul. Il ne la "reconnut" pas, elle en avait fait autant. Et c'est par cette double trappe qu'Elisabeth Beaumont était entrée par effraction dans leur vie d'assassins !

(la suite au chapitre IV - clic)