Sicaires (8) - El Retiro

Chapitre VIII.- El Retiro


Si la cible avait sorti elle-même le chien l'approche aurait été facile, quasiment à bout touchant, et le Parque para perros le lieu idéal pour un gros malaise. Les deux chiens auraient fait tout le travail sauf la conclusion. Mais Toledano semblait ne compter que sur la protection du Lobo à domicile ou en voiture, la race étant génétiquement aux aguets toute la nuit comme il l'avait lu dans un livre de klebs. Mais jusqu'ici - et ça faisait sept jours que les sicaires de la TRANSECURE LIMITED planquaient dans le quartier d'Alcala - seul le majordome avait sorti le chien. Fallait-il l'enrhumer ? John poussait à l'accident de trafic qui retirerait le bonhomme de la circulation pendant quelques jours et ferait sortir le patron à sa place, pour prendre l'air aussi ! Lino pour sa part, creusait la question de l'embuscade sur la route de Boadilla del Monte : il suffisait de voler un cinq-tonnes et d'écraser la C6 sur les glissières quand elle monterait au Banco Santander comme chaque semaine apparemment. La sortie vers Retamares semblait propice. Le camion y pousserait la voiture. John objectait que les aléas étaient nombreux sur la M501 et que l'accident ne garantissait pas la fin de monsieur Toledano sauf à l'y incinérer.

le Bon dieu sans confession
L'autre idée de génie pour faire sortir le chien et son maître n'était-elle pas de l'appâter ? Si une super greluche au bout de la laisse du Galgo faisait la connaissance du majordome avec suffisamment de promesses, peut-être que Toledano, réveillé par l'impatience soudaine de son domestique à sortir au parc, viendrait voir un soir ce qu'il s'y passe. De toute façon il était exclu que le majordome puisse ramener une fille à la maison sans en prévenir son patron. La surveillance avait aussi montré que les trois hommes visés n'avait consommé aucun de ces bonbons dont Madrid regorge. Si l'escarpe livide qui faisait le chauffeur n'était pas du genre à goûter aux dames, le majordome et monsieur Toledano faisaient partie de la majorité visible. Lino et John décidèrent de jouer cette partie d'abord et, en cas d'échec, d'écraser la voiture de la cible sur la route. C'est ainsi qu'il demandèrent à Betty du renfort par la messagerie cryptée, car lever une assistante locale prendrait trop de temps et de risques. C'est ainsi que débarqua le lundi suivant à Madrid-Barajas Carolina Micić, une fille à chiens comme on en faisait plus qu'en Syldavie, entre Adriana Karembeu jeune et Melania Trump... Le climat madrilène autorisant le short très short et un corsage aéré, il avait suffi d'une paire de Rhyton à logo Gucci pour terminer les jambes les mieux fuselées de tout le Retiro. Un petit sac à dos kaki donnait le genre étudiante prolongée et l'accent slave inimitable ajoutait la touche d'exotisme à la plus belle tueuse que la firme possédât. Il n'avait pas fallu la briefer longtemps. Lino l'avait conduite au parc dès le premier soir et ils n'avaient montré aucun doute sur leur relation simplement amicale. Alfredo, lâchant le Lobo dès le portillon passé, avait noté le changement. Les deux chiens jouèrent ensemble un petit moment et quand Carolina se leva pour rappeler le Galgo (que Lino télécommandait à la laisse électrique), les deux chiens vinrent ensemble et lui ne la quitta plus des yeux. Elle, bien sûr, ne lui adressa aucun regard, même distrait, lorsqu'il reprit son chien, les yeux rivés sur le short. Ils le laissèrent repartir.
Carolina revint le lendemain soir au parc, seule. Alfredo était déjà là qui faisait jouer le Lobo. Les chiens se mirent à courir ensemble et, au signal de Carolina, revinrent vers elle accepter une friandise, puis repartirent faire les fous. Elle se leva enfin, rappela le Galgo au collier électrique, qui naturellement l'approcha avec l'autre. Ceci obligea Alfredo à venir passer la laisse au sien et à échanger trois mots ce faisant. Carolina lui sourit poliment et sortit du parc d'un pas assuré et manifestement agréable à regarder !

C'est le quatrième jour que John annonça que Toledano sortait le chien, non sans s'auto-féliciter. Lino envoya Carolina en pantalon blanc moulant et le Galgo au parc, puis les suivit à grande distance sachant où ils allaient. Il fallait connaître le comportement et la réaction de la cible. Arrivé au portillon, Lino vit qu'il y avait un bonne vingtaine de propriétaires. Les deux chiens couraient et Toledano assis sur un banc, un journal à la main, faisait mine de s'intéresser à eux. Au bout de vingt minutes, Carolina rappela le sien et comme d'habitude le Lobo vint aussi. Carolina fit mine de le renvoyer à son maître qu'apparemment elle ne voyait pas, ce qui obligea son nouveau maître à se lever pour venir le récupérer... une conversation s'engagea naturellement sur les chiens, et le Galgo particulièrement qui n'avait pas une réputation d'obéissance, ce qui permit à Carolina d'expliquer l'utilité du collier électrique. Comme tout géométricien, Toledano exprima sa surprise et demanda à voir l'efficacité de l'ingénieux dispositif. Ce qu'il vit... je m'appelle Emilio.
- Enchantée, je m'appelle Carolina et lui c'est Chispa!.
- Vous êtes du quartier ?
- Oui, pas loin, enfin, en vacances.
- Moi aussi, je suis en vacances, enfin, avec un peu d'affaires à suivre, mais en vacances tout de même.

Il avait été convenu avec Lino qu'elle ne reprendrait pas le chemin de l'aller quoiqu'il arrive. Elle partit donc à l'opposé, sans se retourner une fois, exposant sa démarche à Emilio légèrement déçu, qui reprit lui vers Alcala, le Lobo docile à hauteur du genou.

La conclusion opposait deux thèses dont ils discutèrent le soir même à l'appartement. Soit on effaçait monsieur Toledano au parc ce vendredi soir - il y avait toujours moins de monde au début du week-end - soit on portait le coup chez lui si Carolina pouvait y entrer, à condition bien sûr qu'elle sente bien le coup. Ce qui n'était pas donné d'avance, car si elle faisait peu de cas du majordome, elle ne connaissait pas la pale escarpe qui ne lui disait rien qui vaille. Et trois hommes dans un appartement collé à l'immeuble de la police pouvait représenter un défi insurmontable. La nuit portant conseil, ils allèrent faire dormir les yeux. Au briefing du petit déjeuner, il fut conclu que le parc serait moins risqué, du moins en avait-on tous les éléments d'analyse. Le petit complot prit forme rapidement.

Carolina amènerait Chispa! ce soir pour réchauffer la relation et demain soir, vendredi pour la conclusion. Mais elle serait accompagnée cette dernière fois par Lino, le copain qu'Alfredo avait aperçu. John volerait vendredi soir une voiture quelconque autour de la gare d'Atocha et la garerait, quatre portes déverrouillées, dans l'avenue Menéndens Pelayo le long du parc. La voiture servirait pour l'esquive jusqu'à l'aéroport où attendait la Mégane RS qui leur permettrait de sortir de la municipalité de Madrid. Les chiens seraient abandonnés dans l'espace canin où ils joueraient longtemps sans doute.

Le but était de rejoindre le Portugal sans traîner. C'est ce qu'ignorait Luis Macholengo qui sortait chaque soir son caniche au parque para perros pour y faire des mots-croisés. Carolina et son châssis de rêve ne lui était pas étrangère et, ma foi, lui ferait-il un jour un petit signe de complicité entre maîtres-chien, il avait tant de choses à raconter. Elle était venu quatre fois et la première avec ce grand type décontracté qui ne semblait pas son mari, ni son amant. Puis elle avait sympathisé avec le maître du Lobo noir qui devait être de race mexicaine, à voir ses yeux. Et maintenant ce chien était conduit pas un nouveau venu, plus jeune et plus intéressé à la fille. La situation meublait l'imaginaire de Luis qui s'ennuyait à mourir depuis qu'il avait pris la pension de retraite de la Policía Municipal avec le grade de comisario. Comme tous au parc, la fille l'avait attiré. Quelque part elle dénotait. Trop belle pour sortir un Galgo. Un Chihuahua, un Yorkshire, un Bichon blanc auraient été plus en situation. Les filles de son genre ne sortent pas les chiens le soir, se disait-il, ce sont leurs maris qui s'en chargent après le film à la télé. Et au plaisir de la détailler dans son imagination, il creusait pour comprendre ce qu'elle était vraiment ; une petite enquête qui l'amusait.
Le soir même, il était arrivé dix minutes plus tôt et avait pris un banc plus près de celui qu'elle avait maintenant l'habitude d'honorer de son magnifique séant. Charmante et tout ! Le monsieur du Lobo mexicain lui semblait accroché. Il avait fait un petit geste en passant le portillon de la rue mais s'était bien gardé de l'approcher directement. Sans doute attendait-il comme les autres fois qu'elle rappelât son chien pour venir récupérer le sien. Et cette fois, il semblait lire son journal plus attentivement qu'hier. La suite coula de source. La fille rappela son chien ; les deux vinrent chercher la friandise et le bonhomme arriva pour échanger trois mots, un peu plus, pour parler enfin et récupérer le Lobo. Ils sortirent ensemble, parlèrent encore sur l'avenue puis au bout de cinq minutes, prirent des chemins opposés. Ça va s'améliorer, pensa Luis avec un sourire intérieur.

Carolina rentra à l'appartement en faisant une grande boucle dans le quartier et se félicitant d'avoir choisi des baskets au lieu des Louboutin qu'elle chaussait d'habitude. Le piège était graissé, il allait claquer d'un coup sec. Ce serait pour demain... et cette fois, elle n'avait pas eu à payer de sa personne quoique l'Emilio fût parfaitement consommable. Lino et John lui semblait des professionnels avertis et concentrés. Cela la rassurait car elle n'aimait pas faire équipe. Demain serait un autre jour... on dormirait au Portugal.

John et Lino avait levé la surveillance de l'appartement de Toledano. Elle ne servait à rien dès lors qu'il prenait l'habitude de sortir le chien. S'était-il assis sur le principe de déception qui voulait qu'aucune habitude ne soit contractée pour diminuer les risques ? Mais la plastique de Carolina avait eu raison des principes et déjà, il inventait dans sa tête le discours qui la ramènerait chez lui un soir. Ce soir ? Tout dépendrait de la réunion au Banco Santander. On remettait le couvert sur des lots vénézuéliens mais, selon ses correspondants texans, il y avait des complications sur la qualité entre les bulletins d'analyse production et ceux obtenus à la raffinerie. Qu'importe à la fin, les bureaux fermaient inexorablement à cinq heures de l'après-midi, surtout un vendredi. Bien qu'il lui restât du travail - il ressentait parfois l'absence de Borralco quand il fallait compter - il fit le trajet retour en pensant à la belle slave qu'il verrait ce soir avant le repas. Il n'avait jamais imaginé que l'acquisition d'un chien de garde lui procure une si forte tension en avantages collatéraux. Comment s'y prendre ? il voulait éviter la drague lourdingue et, balancé par la route, il se répétait en silence comment il l'aborderait pour préparer sa conquête. Il y avait une douzaine de façon de le faire mais toutes ne le mettaient pas en valeur, ou trop ! Décidément l'aventure qui n'avait pas encore commencé devenait un job à plein temps. Il en sourit !

- Ça va patron ? Le chauffeur l'avait aperçu si gai dans le rétroviseur qu'il s'inquiétait de ce changement de caractère.
- Roule !

Au même moment au parking de la gare, John avait ouvert une Dacia Sandero blanche qui n'avait pas d'alarme. Il la gara comme indiqué avenue Pelayo et sortit faire les cent pas. Il n'y avait pas grand monde dans le parc à klebs. Il vit Carolina qui avançait sur l'avenue avec Chispa! en laisse et Lino à ses côtés. L'ensemble allait bien, discret, chemisier bleu ciel, pantalon bleu marine, chien noir. Elle avait ajouté un petit calot qu'elle portait sur l'œil comme les pin'up de calandre des camions américains. John les ignora. Puis vint dix minutes après le grand Lobo qui semblait tirer son maître en toute impatience. Emilio s'arrêta au portillon pour observer les chiens déjà présents, et voyant le Galgo en piste, ouvrit de bonne humeur. Dépité de voir sa "conquête" en compagnie, il dut prendre sur lui pour ne pas repartir, mais il s'aperçut vite que le couple n'en était pas un. Le type était assis à cinquante centimètres de la fille et s'ils parlaient un peu, la conversation n'avait pas l'air enjouée. Bientôt le gars se leva, fit un signe de la main et prit la direction de la sortie côté parc. La fille appela son chien au collier électrique, ce qui fit venir les deux, puis le relança pour quelques tours supplémentaires. Il était infatigable et le Lobo semblait moins frais maintenant. Le jour baissant, elle décida de partir, rappela son chien, ce qui fit venir le Lobo puis son maître, tout sourire...
- Vous partez déjà ?
- J'ai mal aux pieds.
- On peut s'asseoir dans un café si vous voulez.
- Tiens donc ! Ce ne serait pas une mauvaise idée... mais ne vous en faites pas... des idées !
Il sourit comme un gosse et ensemble, les chiens en laisse, ils se dirigèrent vers le portillon de l'avenue qu'Emilio tenait déjà entrouvert. Il prit l'ogive dans la nuque et s'effondra sur place au moment où Carolina le poussait dans la haie. Elle détacha les chiens dans l'avenue et conserva les laisses, puis rattrapant Lino qui se hâtait vers la voiture blanche elle monta la première à droite et lui ouvrit la porte arrière. John embraya et se dégagea du trottoir en douceur pour accélérer vers l'avenue del Mediterráneo en direction de l'aéroport.

Luis Macholengo leva le nez de sa grille - c'était la grande, celle du week-end - et constata qu'il n'y avait plus personne d'intéressant dans l'espace canin. Il plia son journal, rappela son caniche et prit le chemin de sa maison.

- Hijo de la Santa Putana ! Le type était effondré dans les buis et s'approchant, Luis, habitué aux crimes, comprit que le trou au front ne laissait aucune place au doute. C'était un assassinat ! Il dégaina son portable et appela son ancien bureau.

(la suite au chapitre IX - clic)