Sicaires (21) John en enfer !
Chapitre XXI.- John en enfer
Au Caire, l'officier de l'Immigration bloqua les deux passeports et les apporta à son chef, lequel indiqua le fond du hall.
- Vous devez passer porte 43 au fond du hall, dit-il en tendant le bras : [Goods and Commodities Dept.]
John poussa la porte et buta contre un comptoir haut sur lequel il posa les passeports. Un officier des Douanes les prit et observa minutieusement les tampons maltais du service de fret de La Valette puis apposa les siens et rendit les deux passeports en indiquant la porte derrière lui. Au fond d'un couloir ils aboutirent à la salle d'embarquement pour les Emirats. Grandchamps les avait prévenus que l'avion serait vidé à Sharjah le temps nécessaire à compléter les soutes de carburant et à nettoyer la cabine. Tous les passagers seraient conduits au Duty free mais ni l'un ni l'autre ne devait acheter quoique ce soit même en espèces parce que les passeports étaient ouverts à la caisse pour éviter la fraude des nationaux. Les tampons pouvaient attirer l'attention d'une caissière, et toutes travaillaient pour la police des frontières. Rester discret pour remonter sans être remarqués dans l'avion, direction Singapour. Quelque soit le délai de transit à Singapour, même un jour, ne pas sortir de la zone internationale en attendant le vol pour Port Moresby, afin de ne franchir que le contrôle léger d'embarquement, carte électronique dans le passeport. John et Maïté suivirent les instructions à la lettre mais John décida d'avertir Lino de son arrivée, tout au moins de confirmer ce que Grandchamps avait sans doute dit. Sur un écran public à disposition des passagers en transit, il chercha le téléphone officiel du Jacaranda Lodge de Port-Moresby, le seul nom du point de chute fourni par Grandchamps, ce qui restait tout à fait logique pour la destination de leurs billets, en couple. Une voix de femme décrocha. Il demanda un chambre à deux lits pour M. et Mme Zanten pour la nuit prochaine. La voix répondit qu'elle était prévenu et leur souhaita un bon voyage dans l'impatience de les recevoir.
RAS. Ils arrivèrent enfin à destination, crevés ! L'orage menaçait déjà quand ils récupérèrent leurs deux sacs marins sur les palettes de déchargement. Intacts ! Lino était campé sur ses jambes devant la porte de l'aérogare, tout sourire : "Bienvenue en enfer !". Le premier mot de John fut : "J'y crois pas ! Je te présente Maïté, sicaïra !". Ils s'étreignirent, l'air grave, puis embarquèrent et l'Amarok démarra vers le Jacaranda Lodge. Le binôme était reformé en trinôme, mais ça ils ne le savaient pas encore.
Après les présentations, Monica offrit de manger léger après un si long voyage et proposa une soupe de poisson épicée avec du riz paddy en terminant par de la pastèque. On referait le monde demain, avait-elle ajouté en décapsulant les bières. Au bout d'une heure, les paupières lourdes, John et Maïté montèrent se coucher ; Lino et Monica partageaient la joie d'une compagnie française, un renfort technique et moral, un soutien loyal de tous les instants dans leurs activités. Après l'appel de Grandchamps, Lino avait parlé de John à sa femme pour qu'elle le traite comme son propre frère. L'atout qu'il représentait était inespéré pour leur couple. Finalement il apportait une tranquillité d'esprit alors que jusqu'ici ils avaient vécu sur le qui-vive ! John fut réveillé le lendemain matin par les bruits d'exploitation de l'hôtel. Murs et cloisons n'étaient pas insonorisés bien sûr, mais il s'y ferait. Maïté n'en fut pas gênée qui décida une grasse matinée malgré le vacarme des oiseaux sous le porche. C'est au repas que les choses se précisèrent sous le ventilateur colonial. La discussion se fit en français, espagnol et italien. Les femmes ne parlaient qu'italien et avaient plus envie de parler de la civilisation lointaine que des difficultés à trouver de l'huile neuve de boîte automatique à Lae ! C'est dans le fil de la conversation que Lino se rendit compte qu'il avait créé un gros bizness, et en Papouasie quand même, fallait pas prendre le melon. John était un peu décontenancé car le périmètre des affaires enchevêtrées que géraient Lino et Monica débordait un peu de sa zone de confort. le plus loin qu'il était allé dans le business était le racket au poker en Haute Savoie ; mais il était décidé à apprendre.
Lino avait décidé de garder pour lui sa mission de renseignement au profit du consul de Brisbane tant il n'aurait pas éprouvé Maïté. Par contre il espérait qu'ils participeraient au trekking et aux charters de pêche et plongée. Dans ce dessein, il détailla l'organisation de la PAPUA DISCOVERY PTY LTD, avec les effectifs dont il disposait pour exploiter son parc de véhicules de brousse et la Solomon Queen. Il leur parla du couple chinois qui était l'âme du bateau, et de ses deux chefs de convoi en qui il avait confiance. Il décida également de discuter seul à seul avec John de la contrebande de fusils entre l'Irian et Bougainville, plus tard. Mais il devait d'abord se débarrasser de sa déposition dans l'affaire de la disparition de Nicholas Borossian. Il était convoqué pour demain 9 heures. Il aurait besoin de ramasser ses idées ce soir : ils étaient partis à Finschhaffen chercher des langoustes et des provisions pour la croisière et au retour il l'avait laissé, à sa demande, à l'entrée de la ville de Lae, au prétexte qu'il avait une course à faire. Pour Lino, c'était un rendez-vous tarifé... Il aurait besoin de se répéter la séquence pour l'imprimer dans son cerveau.
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Plage à Finschhaffen (Nouvelle Guinée) |
Lino fut introduit à 9h45 dans le bureau d'un juge noir qui le fit aimablement asseoir. La question était toute dans le récit détaillé de cette journée du 25 avril où avait disparu Nicholas Borossian.
- Complètement disparu ! cher monsieur Kassar.
Lino raconta sa matinée, le trajet sur la piste défoncée, le repas de fruits de mer, le retour agréable malgré les cahots, les gués où ils avaient croisé un Nissan Titan australien qui montait vers les champs de bataille de la guerre du Pacifique, Lae enfin et Captain Nick qui l'arrêtait pour (sans doute) rejoindre une conquête... et voilà !
- Même en Papouasie, monsieur Kassar, on ne disparaît pas com.plè.te.ment !
- Que voulez-vous dire, votre honneur ?
Le juge, qu'on aurait traité d'indigène il y a longtemps, n'était pas un perdreau de l'année.
- Il reste un tibia, une mâchoire, une boucle de ceinture, une paire de lunettes, la casquette à ruban rouge sur la tête d'un cannibale... Voyez ?
L'insistance du juge commençait à mettre Lino mal à l'aise. Ou bien il n'avait rien de plus qu'un rapport de police écrit gros sur une seule page et il bluffait pour se faire valoir ; ou bien ils avaient collecté quelque chose. Ne voyant pas comment un témoin pourrait le lier au gouffre dans lequel il avait précipité cette charogne de Borossian - quoique la jungle soit pleine d'yeux - il devait s'en tenir à la simplicité de son récit.
- Peut-être a-t-il fait une mauvaise rencontre en ville ? hasarda Lino.
- Ou ailleurs ? reprit le juge.
- Ailleurs ? Pourquoi serait-il ressorti de la ville ? Captain Nick ne quittait jamais la ville sauf à monter dans son bateau. Il n'était pas du tout un broussard.
- C'est vous monsieur Kassar qui l'avait vu pour la dernière fois à notre connaissance. La procédure prévoit donc que nous creusions la question. D'autant que nous savons que M. Borossian était ou est encore, souhaitons-le, votre associé dans la PAPUA DISCOVERY.
Lino, croyant bien faire, reprit le fil de sa déposition à partir de l'auberge de Finschhafen qu'ils avaient quitté vers 14 heures et jusqu'à leur entrée en ville à Lae le soir. Puis le vœu de Borossian de débarquer du pick-up sur Independence Drive parce qu'il avait une course à faire.
- Vous souvenez-vous de l'endroit précis où il est descendu de voiture ?
- Deux cents, trois cents mètres après la mosquée. Je n'ai pas mémorisé une maison particulièrement, mais ce n'était pas à un carrefour.
- Deux cents ou trois cents ? Hors carrefour, cela nous indique que le lieu de rendez-vous était sur le tronçon de voie où vous aviez stoppé. Doit-on contrôler toutes les maisons ?
Le juge savourait le malaise manifeste de M. Kassar à réitérer sa déposition, comme s'il devait absolument s'y tenir. Lino sentait qu'il n'avait plus la main, s'il l'avait jamais eue. Mais faute de preuve ou de témoignage incriminant - les seuls du dossier étaient établis en confirmation de sa tournée des bars pour s'enquérir de Borossian - Il se vit intimer l'ordre de quitter le tribunal sans autres égards et de rester à la disposition de la Justice en cas de fait nouveau. A sa question d'être fixé sur sa liberté de mouvements, le juge confirma qu'il était libre d'aller et venir dans les eaux territoriales de la Papouasie-Nouvelle-Guinée mais qu'il lui faudrait un visa de sortie pour quitter le territoire national.
Devant le tribunal, en rejoignant sa voiture, Lino se dit qu'il était dans la merde. Surtout s'il y avait le fameux "fait nouveau". Toute inculpation pouvait zoomer sur son passé. Et celui de Kassar restait à construire. Perplexe, il rejoignit le Jacaranda Lodge se demandant s'il y vivrait encore longtemps. Le plus sage était d'abandonner la contrebande de fusils et de se recentrer sur le trekking et les charters de plongée. C'est dans cet état d'esprit qu'il entra à l'hôtel et tomba sur John qui faisait un peu de muscu dans le petit salon du fond.
- T'as cinq minutes ?
(la suite au chapitre XXII - clic)