Sicaires (9) - L'Affaissement

Chapitre IX.- L'affaissement


Carbone regardait un reportage sur l'Alaska quand son portable le cueillit au milieu de la pub. Le planton du bureau signalait un meurtre au Retiro, au parc à chiens exactement côté avenue. Le vieux Macholengo était sur les lieux et disait avoir tout vu ou presque. Sacré Macholengo, pensa Carbone. Il n'avait éprouvé de sympathie pour ce flic à l'ancienne - il venait de la Policia Armada - qu'à compter du jour où il sut qu'il lui succèderait dans le poste et le grade. En fait cela ne dura que quatre mois. Macholengo était un cérébral qui méditait à l'infini sur chaque affaire mais que pouvait-on lui reprocher s'il obtenait des résultats. Il en obtenait. Carbone pour sa part était plus Chicago Police, intervention, cassage de portes, course-poursuite. Il n'en descendit pas moins au premier sous-sol récupérer sa León Cupra pour aller sur la scène de crime. Luis Macholengo le salua de loin et lui fit signe d'approcher :

- Le mort est un Français d'Algérie, Toledano Emilio. C'est une fille qui a fait le coup, brune, 1m75, polo bleu ciel sur un pantalon bleu marine, grosses baskets, très belle, étrangère sans nul doute, elle avait un calot bleu ou noir sur la tête. Elle est déjà venue au parc avec un type assez grand, 1m85, carrure militaire, visage carré, cheveux ras, style un peu militaire, pas un Espagnol ; peut-être Français aussi sinon Anglais.

Carbone enregistrait mentalement et tout d'un coup s'exclama : "Il faut les bloquer à Barajas". C'est une exécution, ils vont prendre l'avion. Macholengo acquiesça et Carbone demanda le bouclage de l'aéroport et le filtrage de tout véhicule contenant les deux signalements. De loin, Jorge observait l'agitation spéciale sur l'avenue Menéndens Pelayo et le spectacle des gyrophares de police. Il tenait le Lobo en laisse. Le chien qui était revenu seul à l'appartement avait donné l'alerte. La pale escarpe avançait prudemment pour se rendre compte de quoi il retournait exactement. Puis il vit le corps drapé totalement sur une civière qui montait dans le fourgon sanitaire, pas une ambulance. Toledano avait passé l'arme à gauche, ce ne pouvait être que lui. Il fit demi-tour. Affairé à surveiller les prélèvements de la scène de crime, Macholengo ne l'avait pas vu sinon il aurait reconnu le chien et fait la connexion.
On devait maintenant aviser le Texas et prendre des instructions pour Alfredo et lui... mais auprès de qui ? C'était imprudent de la part d'Emilio de sortir le chien le soir pour séduire une fille aussi jolie soit-elle. Il le lui avait dit sur un ton badin car c'était Emilio le patron, mais sortir à découvert revenait à baisser la garde. Ce n'était pas "professionnel", pensait-il. Il s'en retourna sur Alcala pour faire le point.

John avait largué Carolina à la première station de métro de la ligne 9, puis Lino à la suivante. Il avait arrêté la Dacia dans une rue proche de la station Artilleros. Le but était de gagner séparément le parking de la M111 où ils avaient garé leur voiture. John comprit qu'ils avaient fait l'erreur de prendre un parking au-delà de l'aéroport et dont l'accès le plus facile était conditionné par les navettes routières. Pour accéder aux navettes des parkings extérieurs, il fallait franchir l'enceinte et les dispositifs de surveillance. Il était préférable de se donner rendez-vous en ville de l'autre côté de Madrid et dans l'urgence il établit le contact avec Lino. Il irait chercher la voiture seul et les prendrait - il sortit son plan de poche du métro - au terminus de la ligne 9, à Mirasierra sur la place côté parc. Lino transmis le déroutage à Carolina qui dut rebrousser chemin car elle était déjà sur la ligne 4 vers l'aéroport. John qui n'était venu au Retiro qu'une seule fois, avec la voisine du deuxième piso, il y avait dix jours et en journée en plus, ne risquait rien. Enfin, c'est ainsi qu'il reconstruisit l'esquive.

"Comment a-t-on merdé à ce point" se disait John... La première chose que faisait la police en cas de meurtre à la sauvette d'un étranger était de serrer les contrôles en gare et dans les aéroports. la situation ne leur ressemblait pas. Pire, il se dit que Léon Berstein ne les reconnaîtrait pas dans une situation aussi dégradée. Il lui fallait se reprendre pour ne pas accumuler d'erreurs et récupérer la voiture le plus normalement du monde. Dès qu'il sortit du métro il vit que les accès routiers étaient barrés, la police filtrait les occupants des voitures montant à l'aérogare. Il se dirigea vers le quai des navettes son sac de sport à la main. Lino avait dû demander déjà le nettoyage de la piaule et de toutes traces. La Megane contenait le strict nécessaire. Il déverrouilla la portière et s'assit pour faire le point fixe deux minutes derrière le volant. C'était Carolina ! Ils s'étaient laissé endormir par son professionnalisme et son charme naturel tout à la fois. Lino avait demandé une fille exceptionnelle à Betty, elle avait fourni ce qui se faisait de mieux dans le genre. Et sans doute étaient-ils moins blindés qu'ils ne le pensaient... jusqu'à poser la voiture de fuite derrière l'aéroport. Bon, il avait quand même eu la présence d'esprit de ne pas faire monter Carolina à Barajas, parce que son signalement devait commencer à grossir sur les écrans, tous les petits vieux du parc se souvenant d'elle forcément. Il démarra, régla le parking et prit la M111 vers la place du rendez-vous. Attentif au possible, il se sentait pourtant perdu par moment dans ses pensées. Carolina l'intéressait. Rien de plus naturel, se dit-il, mais il y avait un boulot qui n'était pas fini. Mais d'accord, elle l'intéressait, beaucoup, beaucoup trop. Faut dire qu'un visage comme le sien et une allure à damner un saint ne pouvait pas laisser de marbre un type en pleine santé...

A Mirasierra, il faillit les louper. Lino et Carolina étaient le long du parc, distants de vingt mètres, lui faisant semblant d'attendre un taxi, elle dissimulant son visage au possible en fouillant dans son sac. Il dut faire un appel de phares. Il prirent l'échangeur de la M40 puis l'autoroute vers Salamanque. Le commissaire Carbone s'était mis dans la tête qu'ils prendraient l'avion et il avait commencé à retourner toute l'aérogare en ciblant d'abord les vols vers la France. Ce n'est qu'à minuit qu'il accepta s'être trompé mais le dispositif resta en place par précaution, dans le cas où le couple de tueurs jouerait la carte du relâchement policier après les premières vingt heures d'alerte. Macholengo était rentré se coucher mais restait sur sa faim. L'aéroport c'était trop simple et risqué. Il appellerait Carbone dimanche matin pour lui suggérer de consulter le trombinoscope d'Interpol à propos d'une tueuse à gages belle comme un cœur et peut-être originaire d'Europe de l'Est.

Pour ne pas être repérés, les fuyards dormirent dans la voiture après être entrés au Portugal. Carolina fit un brin de toilette à la gare de Guarda ; les hommes attendirent une aire d'autoroute où l'on pouvait déjeuner. Ils ne parurent nulle part ensemble et firent des provisions leur évitant de s'afficher dans les lieux publics. L'idée était de se rapprocher de Porto pour prendre des cars vers le Pays basque français. Il y avait trois compagnies d'autocars vers Bayonne, une pour chacun. Au premier centre commercial rencontré, Carolina avait changé de vêtements, d'allure, de coiffure et de chaussures ; elle portait maintenant des verres de contact marron foncé. John avait aggravé sa dégaine sportive, il pouvait passer pour un militant écolo. Quand à Lino il avait récupéré sa silhouette de prof d'anglais avec un nœud papillon vert en prime. Macholengo ne les voyait pas comme ça, mais il imaginait une procédure semblable. Partir dans une direction improbable, changer d'allure, se séparer. Il les voyait à Barcelone, une ville très prisée des Français qui s'y sentaient chez eux. Si l'homme serait difficile à identifier, ce ne serait pas le cas de la fille. Dès neuf heures, il s'en ouvrit au téléphone à Carbone, mais ne suggéra pas Barcelone. Le bureau avait identifié les parents de la victime à Alicante. Le père était un Alzheimer dont on ne tirerait rien mais sa mère, bien qu'aussi âgée, répétait que son fils était dans les affaires, les grandes affaires, des affaires honnêtes, très honnêtes ; ce qui ne détourna pas la police d'Alicante du règlement de compte dans le style mafieux.

Ce n'est que le mercredi que le sous-directeur de la Barclays de Madrid appela la police criminelle après avoir lu le nom de son client dans le journal. Oui, monsieur Toledano était dans les contrats de pétrole. Le Banco Santander appela le même jour et Carbone apprit l'existence de la firme texane mais n'obtint aucune information sur les contrats négociés, avec le Venezuela en plus ! Du moins pour le moment. Son dossier s'enlisait doucement quand le trombinoscope d'Interpol atterrit sur son bureau. Luis Macholengo, prévenu aussitôt, débarqua dans la demi-heure et pointa sans hésitation la n°27 de la page 2. Macholengo n'avait pas affabulé, se dit Carbone ; la fille était splendide, mieux encore qu'Anna Chapman. Interpol envoya le CV du sujet 27 : née le douze juin 1986 à Novi Sad, Karolina Jelena Micić faisait aujourd'hui 1m74 et 63 kilos selon la fiche anthropométrique. Issue d'une famille de hauts fonctionnaires serbes dans l'orbite de Miloševic, elle avait fait des études supérieures à Lyon puis elle avait travaillé à l'UNESCO deux ans avant de prendre un poste de lectrice à l'Université américaine de Beyrouth. On lui savait des accointances avec l'ambassade des Etats-Unis et dans le coin supérieur du fax une mention écrite signalait qu'elle avait été "recrutée". Carbone appela Lyon et le correspondant qui avait transmis le CV. François Borella n'y alla pas par quatre chemin : ils avaient levé un agent de Langley et peut-être valait-il mieux se rapprocher des Américains.

Luis Macholengo, voyant partir en fumée diplomatique son dossier de retraité actif, décida de rentrer chez lui. Carbone posa le dossier sur le bureau de son Comisario Principal en expliquant que le mort du Retiro était du ressort du CNI et qu'ils allaient perdre beaucoup de temps sinon, pour tirer les marrons du feu au bénéfice du contrespionnage à la fin. Alvarez décrocha son téléphone pour annoncer l'arrivée du dossier Retiro chez eux. C'était terminé. La photo de Karolina allait être diffusée sur tous les réseaux européens de police nationale, la sauter n'était qu'une question de temps.

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