Sicaires (22) On the road again !


Chapitre XXII.- On the road again !


John suivit Lino jusqu'au bar du lounge où il prit deux SP - la Heineken locale - puis revint au petit salon du fond. Ils s'assirent face à face à un guéridon comme ils avaient l'habitude de le faire quand en mission ils devaient débattre d'une "sortie de crise", une solution à un empêchement imprévu. John attendait. Lino réfléchissait en silence. Il n'avait pas décapsulé les bouteilles.

- C'est compliqué, commença Lino.
- Va toujours, mais dis-moi plutôt ce que je peux faire car tu sais bien que j'ai du mal avec les complications.
- Comme je te l'ai dit hier soir, j'avais un associé allemand dans la société de Lae. C'est là que nous travaillerons ensemble, et pas ici. Cet associé a disparu après une excursion que nous avons fait ensemble dans un port ayant sa page d'histoire dans la Guerre du Pacifique ; et comme le gonze est une figure de la diaspora européenne à Port-Moresby, la Justice veut savoir de quoi il retourne vraiment. Elle s'intéresse au témoin capital, le dernier à avoir vu le disparu. Vu ?

John était tout ouïe et posa la bonne question :
- Il a, euh comment dire, disparu ?
- Non, il a dis pa ru !

Il n'en fallait pas plus à John pour ressouder les segments de l'histoire, c'était un mec pratique sans psychologie mais avec une logique d'ingénieur, ce qu'il n'était pas. Il imaginait l'associé séché d'un seul coup à tout motif atténuant, et démonté sur place pour engraisser les bêtes féroces de la jungle.

- Le dossier est ouvert mais stoppé sur place faute d'éléments probants dans un sens ou dans l'autre, continua Lino. S'il advient un fait nouveau, le juge se fera un plaisir de lancer une grande enquête de gendarmerie sur les deux associés de la PAPUA DISCOVERY de Lae, afin d'avoir sa photo dans le National. Et on va chercher qui je suis, d'où je viens, nom du père, de la mère, des amis d'enfance, une épouse, des maîtresses, des enfants, de l'argent... de quoi vivre deux semaines au moins sur le fait divers.
- T'es sûr ?
- Il n'y a rien de neuf et, continua Lino en riant, je ne crois pas aux esprits de la forêt.
- Sauf à avoir perdu la main, tu n'as pas à t'inquiéter, hasarda John qui n'imaginait pas une seconde qu'il ait pu rester un ongle identifiable de l'autre Chleuh !

Lino reprit pour caler l'activité des prochains jours :
- On va se concentrer sur le trekking et augmenter les cadences. Ce sera l'opportunité d'entrer dans les cercles d'information des sauvages. Il veulent faire les sauvages de tourisme mais ce sont de braves types si tu échanges des trucs avec eux. Donc on va désarmer la Solomon Queen pour trois mois et mettre les Chinois dans les bureaux de Lae pour faire vivre la boîte. Peut-être que Teng voudra se joindre au convoi. Je vais parler au capitaine dès qu'on arrive à Lae, lui disant que le bizness au clair de lune est interrompu. Il ne posera pas de questions si je lui confirme qu'il sera reconvoqué dans trois mois ; ce n'est pas un gars qui claque beaucoup d'argent. Il en a assez, maintenant qu'il collabore avec nous et il tiendra le coup sans se répandre à droite et à gauche. T'as une autre idée ?

- Maïté. Je ne sais pas si on l'engage à Lae ou si elle reste ici pour soutenir ta femme. Elle est très capable de tenir l'arrière-garde ici.
- Et si tu lui posais la question ? Mais ne lui parle pas de mon "souci".

Là-dessus, Lino décapsula les bières et ils trinquèrent aux retrouvailles.

Maïté avait pris le pli. Elle surveillait le déchargement de vivres commandées par l'hôtel en pointant la liste du camion et celle que lui avait passé Monica. Elle sourit au chauffeur quand ce fut fini et, surpris, il la salua à la militaire en touchant sa casquette de baseball. Monica qui l'observait du coin de l'œil comprit qu'elle saurait se faire assez vite des amis dans le bled.

Lino vérifiait sur Internet les demandes d'inscription pour du trekking. Les charters qui avaient mobilisé plus de temps que d'ordinaire, avaient gonflé le stock de réservations 'trek" et cela indiquait qu'il fallait bien deux patrons dans l'affaire à Lae. Il pouvait déjà former deux colonnes et occuper tout le mois. Il envoya les confirmations en proposant deux dates puis attendit. Lors du dîner, la réorganisation prit forme. John et Lino partiraient pour Lae afin de préparer le premier convoi. Il avait paru utile que Maïté viennent à Lae avec le premier groupe de touristes pour connaître la société, son organisation, son environnement. Puis elle rentrerait à l'hôtel par un prochain avion ou avec le groupe de retour si elle supportait la quinzaine à Lae avec juste les Chinois et Captain Edward.

Lino décida d'affranchir John sur tous les détails de préparation du trekking depuis l'accueil des participants à Port-Moresby jusqu'à la formation du convoi à Lae. Trois semaines plus tard, le premier groupe de trekking était constitué. Lino envoya son message de routine à Brisbane et tout le monde prit le chemin de l'aéroport.

Teng accepta de prendre ses quartiers dans les locaux de la PAPUA DISCOVRY PTY LTD, bien plus confortables que sa cabine de la Solomon Queen. Il suggéra néanmoins que d'aller deux fois par semaine dormir sur le bateau serait plus avisé que de le laisser fermé et de prise facile au motif de bien abandonné, comme cela se pratiquait encore en campagne. Il refusa de laisser Kora seule. Captain Edward accrocha tout de suite avec John et Maïté. Comme prévu, il accepta la suspension de son commandement pour force majeure et n'avait demandé à Lino aucune explication, préférant tout ignorer selon l'adage "qui ne sait ne dit !". D'ailleurs les nouvelles d'émeutes ethniques en Irian, la Papouasie indonésienne prise aux Hollandais, lui expliquait facilement que le trafic d'armes était par force interrompu. Il avait de quoi tenir un moment et savait pouvoir compter sur Lino si le ciel devenait plus gris.

Le cassowary de Paouasie

La préparation du convoi était dans les cordes de John. Teng disait "où et combien" quand John demandait "quoi". Par contre il ne fallut pas longtemps pour comprendre que Kora n'aimait pas Maïté, laquelle était trop assurée pour une femme, et encore ignorait-elle ses capacités en tir instinctif ! Les deux chefs-chauffeurs étaient arrivés deux jours avant les clients. Ils avaient passé tout leur temps à l'entretien des voitures sans que Lino ne le leur demande. Quand il arriva, les deux ponts-colonnes étaient occupés par les vidanges et le graissage des châssis. Un des Toy avaient les deux disques arrière démontés, l'autre attendait un joint universel pour l'arbre de transmission. Les intérieurs avaient été kärchérisés, plus pour chasser la vermine que la poussière. Il régnait une belle activité à l'atelier. Lino avait demandé que les voitures soient prêtes à charger le lendemain à sept heures. Teng avait pris en charge le contrôle des appros : tout ce qui entrait à la PAPUA DISCOVERY était pesé et étiquetté avec un code de position reporté sur un cahier d'écolier. Le seul problème était que l'inventaire permanent était en sinogrammes, ce qui avait impressionné Maïté. Manquait le boulier. A sa question, Teng répondit en riant que le boulier allait plus vite mais qu'il n'avait pas de touches "mémoire".

Le lendemain, les autres chauffeurs et assistants étaient au complet, s'affairant ci et là et montrant aux clients qu'ils connaissaient leur travail. Les pourboires dans dix jours seraient plus généreux. Le convoi de cinq voitures fut chargé en moins de deux heures. L'Amarok fermerait la marche avec que du fret et John comme chef de bord. C'est ce véhicule qui représentait le plus de valeur marchande et jusqu'ici c'était un souci constant pour Lino. Aussi était-il conduit par un chef-chauffeur de confiance et équipé d'une balise de géolocalisation. Lino avait commandé des bâches vertes "Papua Discovery" du plus bel effet avec le lettrage doré. Les clients, tous américains cette fois et favorablement impressionnés, montèrent à bord après avoir serré leurs sacs dans les filets de caisse. En route pour les Highlands !

Deux jours plus tard, à Hengano dans les Eastern, le chef de village dit à Lino qu'il connaissait bien, que son frère, maire de Okapa, voulait lui parler. Okapa n'était pas sur sa route. C'était même un cul de sac où il n'emmènerait pas le convoi de touristes, mais il devait y aller, puisque c'était le village où il avait laissé le ballot des effets personnels de Borossian. Etait-il possible de prévenir le maire d'Okapa qu'il lui rendrait visite quand il redescendrait en fin de semaine prochaine ? Il laissa une demi-livre de tabac blond, assuré que la commission serait faite. Puis le convoi reprit la route vers l'aventure. Il y avait donc un "fait nouveau", se dit Lino. Après le cirque habituel dans tous les bleds des Highlands, le trekking rebroussa chemin. A Hengano, Lino prit trois Papous avec lui et recasa les trois touristes dans les places libérées sur les autres véhicules. Il tournèrent à droite direction Okapa, où il comptait passer la nuit. Ils arrivèrent tard le soir, mais des torches les attendaient puisqu'évidemment annoncés. Il alla directement à la grande case et le maire sortit pour l'accolade. Puis ils rentrèrent seuls tous les deux.

- L'administrateur de Lae était passé le mois dernier et il avait retenu un cultivateur qui portait une veste en toile bleue, lui demandant où il l'avait achetée. Le paysan surpris se ferma comme une huître et l'administrateur monta à gran case poser la question au maire. Celui-ci lui déclara ignorer d'où venait le vêtement et que les jours de chasse en brousse, on trouvait de temps en temps des choses laissées là par des voyageurs, des pistards, des chasseurs blancs qui avaient trop chaud. Lui savait d'où provenait la veste, mais Lino était l'ami de son frère sur la piste des Eastern et il l'avait couvert. Lino le remercia et lui demanda, puisqu'il était sur le chemin du retour, ce qu'il lui ferait plaisir dans les stocks de vivres de la voiture. Le maire choisit de la bière et du bœuf séché de Taïwan. Lino ajouta cinq paquets de biscuits au gingembre pour les enfants et des canettes de soda. Puis ils sortirent les sacs de couchage et gagnèrent les nattes qu'on leur avait préparées. Ils mangeraient demain matin. L'alerte n'en était pas une finalement, sinon le rapport de Lae aurait atterri sur le bureau du juge de Port-Moresby. Il avait consolidé sa relation avec Okapa, ce qui lui serait utile plus tard, comme toujours. Le lendemain ils rattrapèrent le convoi au carrefour de Kaiapit. John avait fait ralentir l'allure et prolonger les pauses. Rien à signaler. Ils rentrèrent en formation à Lae.

Rien de notable n'arriva au trekking suivant. La "boutique" tournait rond. Teng faisait à peu de chose près le même boulot dans les bureaux de la PAPUA DISCOVERY que sur la Solomon Queen. Captain Edward passait de temps en temps partager une bière. Maïté était repartie à Port-Moresby. Kora faisait de la cuisine et Lino distribuait de modestes salaires avec de nombreux avantages en nature. C'est alors que le démon de l'action frappa John. Lors des veillées de trekking, Lino l'avait affranchi sur les procédures de contrebande en mer et John trouvait ça "super". L'idée germa finalement de refaire un charter plongée sur Sohano, Buka Island, juste pour voir. Après bien des hésitations, Lino l'annonça sur Internet et attendit les réservations.

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