Sicaires (5) - Strandweg
Chapitre V.- Strandweg
Cet ordre de Sécurité Augmentée fut passé en septembre quand les jours sont plus courts et les chats plus vite gris. La cible était un Arménien trafiquant de l'urée qui refusait d'honorer un contrat pour l'Argentine au prétexte qu'il obtenait désormais meilleur prix ailleurs. Apparemment les menaces habituelles consistant à lui mettre le nez dans le contrat avant de lui casser un bras ne le faisait pas trembler. Grandchamp n'avait personne sur Chypre où résidait le trader d'urée et les accès de l'île étaient si surveillés que les résidents profitaient d'un sentiment bien réel de sécurité. Il faut dire que l'île avait trois propriétaires qui ne se faisaient aucune confiance, les Turcs, les Grecs et les Britanniques sur leurs bases perpétuelles d'Akrotiri et Dekhelia. Kervokian avait ses bureaux à Limassol et en sortait peu. Le chargé d'affaires qui avait le contrat d'urée à honorer s'était informé sur son fournisseur comme la compagnie le faisait chaque fois qu'on inscrivait une nouvelle entrée dans la base de données. Pas marié, pas d'enfants, il s'éclipsait deux ou trois fois par an en Hollande pour décompresser. Il avait une maison d'été derrière le Strand de Scheveningen, et justement il venait d'arriver avec un garde du corps, aux dires de l'agent local de TRANSECURE LIMITED qui avait été mis en alerte.
La mission était de lui exploser un genou, en lui parlant le lendemain de l'autre au téléphone. L'urée de Mer noire était à 260 dollars la tonne FOB et il s'agissait d'un vraquier moyen pour quatre millions de dollars. John et Lino prirent le Thalys pour Amsterdam où les attendait l'agent hollandais en voiture. Le ciel était gris avec une bruine décourageante poussée par le vent du large que rien n'arrêtait. John se dit que la météo n'était pas à la monoculaire. L'agent leur avait pris deux chambres dans un motel très bien équipé à Oostvoorne, à trois quarts d'heures du Strandweg par la route, et leur avait laissé la voiture, une Ford Mondéo automatique grise de 200 chevaux disposant dans son coffre de deux malettes de travail. En fait, chacune recelait dans son double-fond un Glock 17 avec quatre chargeurs pleins, un frein de bouche atténuateur et un pointeur laser. Il fallait maintenant retrouver la cible et son double. Ils avaient tiré à la courte-paille : Lino planquerait devant la maison de Kervokian, à la terrasse d'un café par exemple, tandis que John passerait tout le front de mer en revue.
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Laura |
John l'avait repérée et, mû par un pressentiment favorable, il n'avait pas évité la manœuvre.
- Je vous paie un café pour me faire pardonner ?
Elle fit mine de l'observer plus attentivement et acquiesça de la tête puis dans un français à couper au couteau à huître elle ajouta :
- Vous êtes Frrançais en vacances ?
- Je cherche un ami qui devait arriver ce matin mais je ne le trouve pas. Connaissez-vous les cafés de la ville ?
- Oui, un peu, si je peux vous aider, demandez-le moi.
Fort à propos, John avait jugé qu'il serait moins visible de "faire" les cafés en jolie compagnie plutôt que seul. Un type seul est observé, on se demande ce qu'il cherche, pourquoi il est là, que veut-il, est-il à pied ; tandis qu'un couple a cent motifs de déambuler, faire les vitrines, passer un moment agréable, tromper le conjoint, chercher des connaissances, regarder les cartes de restaurant. John savait aussi qu'une pute était beaucoup plus adroite en contenance sociale qu'une mijaurée. Pour sceller la mise, il s'assirent en terrasse et elle commanda un américano, à onze heures du matin, et lui un jus de goyave. Le soleil s'était levé et le front de mer de Scheveningen était magique avec une belle plage de la Mer du Nord, des vélos, des enfants et des filles de toutes les couleurs. On entendait au loin un mouton battre des palpieux de consolidation de la digue arrière. S'arrêtait-il la nuit ? John pensait qu'avec une fille il n'avait pas besoin de journal ni de Yorkshire. Elle parlait peu en plus, quelle chance ! Puis il paya les consommations et donna discrètement un billet de cent à Laura :"puis-je acheter un peu de votre temps ?". Elle sourit et lui répondit : "jusqu'à treize heures, après je mange". Il se leva derrière elle et elle entreprit de passer d'un café à l'autre, en traversant parfois le Strand, ignorant certains établissements familiaux et choisissant des cafés, pubs, bars plus "masculins". John dut admettre qu'elle avait une parfaite connaissance des rades de Scheveningen et comprit aussi que beaucoup de filles tapinaient sur les tabourets de comptoir.
- Je peux demander si quelqu'un l'a vu, ton ami. Oui ?
C'était un moyen efficace que d'allumer une trentaine de radars sur le front de mer.
- Il est comment ton pote ?
- Un mètre soixante, très brun, assez gros, avec sans doute une grosse chaîne en or autour du cou, et une casquette noire ou un chapeau de paille.
C'est à ce moment que Lino l'appela.
- Je l'ai en visuel. Il descend vers toi. Tout en blanc avec un canotier et le singe pareil. Il porte un pliant.
John coupa la conversation et prit un air réjoui pour annoncer à Laura que son pote venait de prendre contact.
- On peut dîner ensemble ce soir vers six heures ?
- Pourquoi pas ? Au Waterproef alors, c'est au bord du bassin intérieur. Demande à n'importe qui, dit-elle l'air enjoué.
Il lui fit la bise sur un "take care, chérie !" et partit à la rencontre de la cible qui devait être suivie à distance par Lino.
Ils avaient parlé entre eux de la procédure optimale et avaient convenu que le plan A était de frapper sur la plage quand il y avait beaucoup de monde qui masquerait l'approche, le plan B étant plus tard quand Kervokian rentrerait chez lui pour se changer ou dîner chez lui. Comme prévu Kervokian et son ombre descendirent sur la plage, et passant devant les terrasses des paillotes, se posèrent sur deux pliants pour se délasser. Ils enlevèrent chaussures et vestons et admiraient la vue. A marée basse, la plage est très étendue, et par un mouvement bien naturel des foules, les espacements des rabanes de bronzage étaient plus grands. Outre le fait que les terrasses commençaient à se remplir de clients, il devenait impossible et d'avancer à couvert, et d'opérer sans être vus. L'affaire fut reportée au soir. On le ferait devant chez lui. En attendant il fallait meubler. Insister sur le front de mer ne pouvait que les faire repérer de la police, aussi décidèrent-ils de visiter la ville et de déjeuner vers La Haye. Tenant compte du fait que la faune estivante se renouvelait au fil des heures, plus tard ils reviendraient sur le Strand, moins ils seraient remarqués. Assurés que Kervokian ne rentrerait qu'en fin d'après-midi, ils firent les boutiques en achetant quelques effets qui donnaient droit à un grand sac de marque, bien pratique pour le job. Vers cinq heures, Lino remonta vers son poste de guet près de la maison, un journal à la main. Couvert d'un chapeau de paille pour touriste sur un banc du square, il attaqua une lecture minutieuse du Guardian, gardant une vision latérale de l'entrée qui allumerait l'œil au moindre mouvement. C'était un truc de veille nocturne qu'on apprenait à Bayonne mais qui marchait aussi dès que le jour baissait. Entretemps John remontait la plage et vit de loin les cibles remballer les pliants. Il en avisa Lino et décida de suivre à cent mètres jusqu'à la maison en se faisant discret. Kervokian et le singe approchèrent de la porte d'entrée de la villa et le garde du corps se retourna pour faire face le temps que son patron déverrouille. Il connaissait son métier et John qui venait de lâcher la piste chaude jugea qu'il avait été repéré à un moment ou à un autre malgré ses changements d'allure et d'apparence. Depuis le square, Lino jugea lui-aussi que l'affaire était terminée pour l'instant, à moins que la cible ne décide de ressortir pour dîner en ville. Il fallait ramener la voiture et John s'en chargea.
La nuit tombait doucement. Ils se consultèrent sur la marche à suivre pour en terminer ce soir et sortir du pays. Si les deux cibles ressortaient ce soir, on pouvait les prendre en ciseau, ce qui revenait à se croiser à leur hauteur, John neutralisant le gorille en visant sa main utile et Lino tirant sur la rotule de Kervokian. Mais le singe avait l'air plus affûté que la moyenne de la profession, et s'il défouraillait ce ne serait pas pour blesser mais pour éradiquer la menace. Il fallait supposer aussi que la cible ne serait pas armée et en capacité d'anticiper le tir de Lino. Kervokian avait bien avancé dans sa vie d'escroc et accumulé beaucoup d'expérience. Alors, la moins mauvaise solution était l'accident de voiture. Il fallait percuter les deux bonshommes, neutraliser le gorille et toucher la cible sans descendre de voiture. La Mondeo à calandre déformable à l'impact, n'était pas le bon modèle. Il faudrait donc trouver une voiture plus rigide si possible à La Haye ou plus loin. Ils décidèrent de poursuivre le guet jusqu'à 22 heures trente, puis assurés que la cible ne ressortirait pas dans la nuit noire, ils rentrèrent au motel.
Sur le pier, stationnait un pick-up Nissan Patrol de première ou deuxième génération avec un treuil sur le parechoc en acier. La Mondeo ralentit juste pour laisser John quitter la voiture puis disparut au tournant du polder. A six heures du matin, les champs étaient calmes, vides, un peu brouillardeux. Personne ne semblait s'agiter ni méditer sur les malheurs du Hollandais noyé dans la brume. La porte passager n'était pas verrouillable, à croire que son propriétaire tentait une escroquerie à l'assurance. Dix secondes plus tard, le moteur tournait avec un joli bruit de baby dumper de carrières. Rassurant. Seule question, les Bataves laissaient-ils circuler pareille antiquité à Scheveningen ? Il suffirait peut-être d'ajouter des outils et des équipements dans la benne afin de passer pour une entreprise travaillant sur quelque chantier de battage de pieux. Il se souvenait du bruit d'ébranlement de la machine hier. Sur la route, il ramassa un fût à huile vide de 200 litres, des cornières, plus loin des plaques en fonte grise cassée qui devaient servir à protéger des fosses à vanne, puis un gros rouleau de fil de fer barbelé. Il rattrapa Lino à l'entrée de Delft où ils laissèrent la Mondeo dans un parking public. Il s'agissait de contourner La Haye par l'est et de revenir sur Scheveningen par le nord, en passant devant les chantiers de battage. Normalement Kervokian sortirait vers onze heures mais nul ne les avait renseignés sur le programme. Ils trouvèrent une place pour le pick-up avec un visuel éloigné de la maison, mais cela suffirait pour voir sortir quelqu'un. Il était neuf heure quarante-cinq. Pour ne pas éveiller l'attention de riverains et se faire "retapisser", Lino et John quittèrent le véhicule et disparurent dans les rues en faisant une boucle fermée autour de la maison. A dix heure trente ils reprirent leur poste au pick-up, puis deux silhouettes sortirent de la maison. L'Arménien et son singe partaient à la plage. Après le square, la rue vers la plage était droite, peu fréquentée et seul un trottoir sur les deux était planté d'arbres, l'autre nu et plat, mais bloqué par des voitures en stationnement. Il faudrait percuter sur le passage à piétons à cent mètres. Lino calcula la vitesse de progression et lança le Patrol. Le gorille marchait à droite de la cible et Lino dit : "il est droitier". John avait déjà baissé sa vitre et armé le Glock après avoir vissé l'atténuateur. Lino en faisait autant en espérant cueillir la cible à gauche du côté de sa portière. Ce fut très rapide.
John alluma le singe dans l'humérus, paralysant sa main droite, au moment où Lino les percutait à faible vitesse. Kervokian roula au sol en cherchant quelque chose dans sa ceinture au moment où Lino lui colla une ogive dans le genou. Ça fait mal car le choc retentit dans la colonne vertébrale ! Il abandonna toute idée de riposte pour saisir son genou brisé en gémissant. Puis le Patrol recula pour une manœuvre d'évitement. Les deux cibles étaient à terre, invisibles depuis le trottoir côté stationnement à cause de l'écran des voitures garées là et l'autre était vide. Pas de passants, pas de curieux, apparemment, ils tournèrent à droite vers le front de mer qu'ils remontèrent à vitesse modérée pour prendre le même chemin de retour qu'à l'aller. Il avait semblé à John reconnaître quelqu'un sur le Strand. L'avait-elle vu ? Peut-être. Reconnu ? Moins sûr sous la casquette bleu et les lunettes noires carrées. Le Patrol fit route vers La Haye sans hâte, comme devait rouler un artisan batave économisant du carburant. Lino déposa John à cinq cents mètres de la gare Den Haag Centraal. Ils rentreraient séparément en région parisienne. Le Patrol fut abandonné près d'un chantier de construction à Delft. Puis Lino gagna à pied le parking où l'attendait la Ford. A une heure quarante, il arrivait au Pôle Marine de Dunkerque et laissait la Mondeo sur le parking ouvert du McDo où elle serait récupérée par la compagnie dans les deux heures. Il fit le retour en train par Calais en écoutant Contact FM, la radio du Nord...
A Paris, Léon Berstein avait déjà reçu le bip de fin de mission de l'agent néerlandais de la compagnie en code QTM, lequel avait monitoré l'opération dans la grande tradition de la maison où il pleut. Grandchamps venait de lui passer un dossier pour Madrid.