Sicaires (17) - Au clair de la lune
Chapitre XVII : Au clair de la lune
La dispute eut lieu la veille du jour où débarquait le prochain trek à l'aéroport de Lae-Nadzab. Lino invita Borossian à une ballade en voiture au prétexte d'aller chercher des vivres frais à Finschhafen en y faisant un repas de langouste. C'est au retour qu'il attaqua.
- Tu m'as caché que tu smeuglais ! commença Lino.
- Oui, répondit Borossian et après un temps de silence, parce que je ne voulais pas te mouiller et parce que je n'avais pas prévu que vous veniez en croisière avec ta femme.
- Une descente des garde-côtes sur le bateau me foutait dans la merde, reprit Lino, mais vraiment, c'est très sérieux. Je me tiens loin des rangers, garde-forestiers, douanes et narcotics pour ne pas voyager au-dessus de 50 ou 60 fusils US-M1 !
- Comment tu sais ça ?
- Je connais les caisses en bois ciré. Elle viennent de l'Ordnance US et même en ponçant les mentions au pochoir pour y écrire n'importe quoi en javanais, je sais les reconnaitre à leur longueur inhabituelle. Je ne sais pas où tu les prends mais je sais où elles vont. C'est emmerdant ! Pour moi, pour toi... Tu ne veux pas savoir où elle vont ?
- Non, répondit le marin. Ça porte malheur !
- La contrebande ne me concerne pas, c'est ton bizness, mais tu vas me dire pourquoi tu voulais t'associer avec moi, car cela me concerne, moi et sérieusement.
- Et si je ne veux pas te le dire, tu vas me tuer ?
- Comment t'as deviné ?
- Tu plaisantes ?
- Si je suis ici c'est que je ne plaisante pas, justement. Alors tu me racontes ta vie, nom du père, de la mère, dernier domicile connu, projet me concernant... ou je t'efface et je revends ton bizness à un chinetoque qui aime le blé après avoir jeté ta dépouille aux chiens courants de la jungle. Tu piges ?
- Mais c'est qu'il me ferait peur le commando, commença Borossian narquois. Juste le temps de recevoir la machette qui lui écrasa le larynx qui le priva de voix et de souffle !
- Désolé, dit Lino et il lui brisa la nuque d'un coup sec. Pas de sang, juste le relâchement désagréable des sphincters.
Dans les films la séquence est plus longue mais dans la réalité il n'y a ni confession, ni exposé des motifs. Lino, traqué par Interpol, ne pouvait être démasqué dans sa nouvelle vie et la contrebande d'armes vers une île insurgée justifiait qu'il soit passé au crible par les services australiens particulièrement efficaces. Borossian était un colon allemand à bedaine qui ne manquerait pas de se vanter un jour, aussi le jugement le plus logique du monde était-il tombé en roulant sur la route de Finschhafen. Ce vieux était une bombe à retardement dont la société pouvait récupérer le carnet d'adresses et basta !
Il prit à droite la piste de Kabwum plein nord et trouva un gouffre naturel fermé par un roncier dans lequel il jeta le corps dénudé de Captain Nick. Sauf la casquette qu'il fallait brûler parce qu'elle était unique dans toute la Nouvelle Guinée, il donnerait le ballot de vêtements au premier village de natives que son convoi traverserait demain. Ces gens ne s'en déferaient sous aucun prétexte tant le cadeau était précieux ; à la limite ce serait un indice pour la police, sans conséquences puisqu'on ne poursuivait pas les villageois, l'exercice étant par trop dangereux jusqu'à mettre le feu à toute la grande île. L'affaire était-elle réglée pour autant ? Il fallait d'abord calmer les inquiétudes de l'équipage de la Solomon Queen. Le plus simple était toujours le plus vraisemblable. il s'approcha du bateau posté à quai devant l'entrepôt de la PAPUA DISCOVERY PTY LTD. Il appela Teng pour qu'il récupère les vivres qu'il devait descendre à la cambuse.
- Captain Nick, pas là ? s'enquit Teng.
- Il a fait une course en ville, je croyais qu'il était rentré.
- Non. Je finis un truc à l'avant et j'arrive.
Lino surveillait sous l'élévateur le remplacement des couronnes du pont arrière d'un Amarok blanc qui lui avait coûté un bras, et il avait ordonné à un employé de nettoyer toute la cabine du Toyota qui l'avait ramené de Finschhafen parce qu'elle puait à mort, disait-il.
- Qui la conduite hier ? hasarda-t-il.
- Le Papou ralluma son joint au maïs et ne moufta pas. C'était peut-être lui.
Quand le jour commença à baisser, Teng se découpa dans la porte du bureau pour faire part de son inquiétude : "Captain Nick toujours pas rentré !"
Lino prit un air contrarié et décida d'aller en ville faire deux bars où le marin avait ses habitudes. Nul ne l'y avait vu et ce n'était pas un défaut d'attention car généralement Captain Nick payait la tournée. Peut-être avait-il monté une fille en ville, chez Ursula, le claque le moins cher ? C'est possible, répondait Lino à l'énoncé des pronostics. A minuit, Teng revint à l'entrepôt pour informer que Captain Nick était toujours dehors. Lino décida qu'il irait à la police demain matin à la première heure. Teng leva les bras au ciel :
- Non, non, pas police. Captain Nick, pas police !
Lino l'observait faussement étonné. Le Chinois savait ! Normal pour un Chinois. Jusqu'où savait-il ? Il était bien trop tôt pour creuser la question. Demain matin arrivaient les clients du charter. Qui allait faire le capitaine maintenant ?
- Tu connais le programme du charter qui part demain, demanda Lino à Teng.
- Oui, oui, mais Captain Nick pas revenu.
- Vous allez où ?
- On doit pêcher à la traîne jusqu'aux récifs de Buka et là on plonge deux jours à la langouste.
- C'est où ?
- Plein-est au nord de Bougainville. Quarante ou cinquante heures d'ici selon météo et pêche. C'est un charter court !
- Bon ! si Captain Nick n'est pas revenu demain, je cherche un navigateur. Qui va cherchez les clients à l'avion ?
- Captain Nick.
- Bon, j'irai, moi !
L'avion était à trois heures et Lino avait largement le temps de se retourner avant le départ de nuit du charter. Il connaissait du monde dans le milieu marin. Certains vivaient à terre, d'autres sur des bateaux au Yacht Club ; certains avaient fait de la pêche côtière, d'autres avaient caboté entre les îles de l'océan. Il se mit en quête d'Edward, un métis français de Nouvelle Calédonie qui avait fait du charter voile pure en mer des Salomon avant de raccrocher sur accident. Une drisse avait failli le couper en deux. Il avait désarmé sa goélette pour pouvoir bouffer, en vendant des pièces aux bateaux de plaisance qui passaient. C'était aujourd'hui un ponton, même pas propre.
- Salut, mec, dit Lino en français.
- Salut !
- Ça te dirait de gagner de la thune ? Je cherche un capitaine qui n'a pas froid aux yeux, et pas cher !
Edward descendit au carré pour remonter deux minutes plus tard coiffé d'une casquette défraichie, tirant un sac marin vert sur le teck.
- Voilà : tu l'as trouvé.
Lino expliqua la situation et l'abandon de poste de Captain Nick, puis il voulut expliquer la PAPUA DISCOVERY PTY LTD.
- Te fatigue pas, je sais ce que vous faites. D'où tu viens avec cet accent ?
Lino s'était habitué à parler français avec une pointe de rastacouère en avant des dents.
- Saint-Jean d'Acre !
- Putain, c'est loin, t'as tué père et mère pour arriver jusqu'ici !
- Les deux, répliqua Lino en souriant. Il tendit la main, André-Charles Kassar !
- Edouard de Roquedur, né à Papeete, et il rendit son sourire à Lino en serrant la main tendue.
Ils prirent à pied le chemin de l'entrepôt. Edward boitait légèrement des séquelles de son accident. Lino en profita pour le briefer sur le poste. Il devait s'appuyer sur le bosco qui savait tout de ce job. Il lui suffisait d'assurer la navigation et l'entertainment des clients qui sur ce charter venait pêcher et plonger. La destination était le récif de Buka - "je connais", dit Edward - et Teng avait quelqu'un à voir sur l'île pour affaire, ce dont il n'avait pas à s'occuper.
Sa femme était à bord, elle s'occupait des repas et donnait un coup de main pour le reste, elle s'appelait Kora, une Hakka comme lui qui n'avait peur de rien, sauf des esprits. A l'entrepôt, il lui donna une paire de rangers entoilés beiges et une veste en jean qui irait bien avec le jean délavé pour ne pas sous-impressionner l'équipage ; puis ils allèrent à la Solomon Queen. Teng et Kora étaient en bas en train de vérifier les cabines clients. Lino demanda en criant la permission de monter à bord. Teng apparut et considéra ce marin un peu jeune qu'il devinait venir remplacer Captain Nick.
- Je te présente Edward. Il est navigateur. Il va remplacer Captain Nick pendant son absence. Vous ne changez rien aux horaires. Je vais chercher les clients à l'avion.
- Bien, patron ! répliqua Teng, ce qui était un bon commencement. Et il fit descendre Edward dans le carré avec juste le doigt de respect qui s'imposait.
Lino fit l'aller-retour de l'aéroport, ramenant les clients. Il signala le départ du bateau à la capitainerie. Malgré une appréhension compréhensible des nouveaux patrons, la Solomon Queen largua ses amarres à onze heures du soir pour disparaître au loin. Lino téléphona à Monica pour lui apprendre l'abandon de poste de Borossian et lui parler d'Edward qui le remplaçait au pied levé, comme il aurait dû le faire normalement : "Tout est bien qui finit bien !" dit-il.
A cet instant, Monica comprit que le problème était résolu... définitivement.
- Va à la police quand même, reprit-elle.
- Je verrai demain, Teng n'y tient pas trop. J'irai sans doute.
Le lendemain plutôt que d'aller à la police, il fit le tour des bars de la ville pour chercher Captain Nick comme la veille, répandant ce faisant la nouvelle de sa disparition. Il serait temps d'officialiser à la fin de la semaine. La Solomon Queen rentra avec un jour de retard et il fallut faire fissa pour ne pas rater le transbordement aérien des clients du trek contre ceux du charter qui rentraient sur Port Moresby. Le trek perdit la demi-journée à réorganiser les équipages des voitures. Lino pensant qu'un second comme Teng lui serait très utile s'il devait désormais gérer les trois activités : l'hôtel de Port Moresby avec Monica, le trekking et le chartering ici à Lae.
Edward avait fait sa déclaration de prise de poste à la capitainerie tout en recevant les félicitations du capitaine de port pour son nouveau job, et il gagna l'entrepôt où Lino s'équipait pour le voyage en brousse.
- Il faut que je vous parle, commença-t-il.
Lino lui fit signe de parler : "Je t'écoute en français".
- A Buka, on a transbordé de nuit des caisses sur un pinisi à moteur sans pavillon.
- Combien ?
- Cinq ! Teng m'a dit que ce n'était pas légal, du tabac, pour expliquer le travail de nuit. Les clients n'ont rien compris tellement qu'ils étaient saouls et le pinisi était trop silencieux pour qu'ils entendent quelque chose.
- OK, je verrai avec lui. C'était peut-être une commande du capitaine, il devait arrondir ses fins de mois au clair de lune. Pour l'instant tu n'en parles pas, et mieux encore tu ne parles pas du tout du charter. A cette condition on pourrait recommencer si ça t'a plu. Voici les quatre mille dollars prévus, ne les claque pas tout de suite. Edward prit l'enveloppe et serra la main, puis il partit en boitant vers son ponton.
Lino sortit deux voitures et vint charger les trois couples et leurs valises puis les conduisit à l'aéroport où il fit toutes les démarches à leur place. L'avion atterrit à l'heure. Il récupéra ses clients à lui pour les conduire à l'hôtel papou dont la découverte et ses bas-flancs commençait le voyage. Puis il partit voir Teng et Kora qui sirotait une tisane fumante dans le carré. Lino s'assit à côté d'eux et accepta une tasse.
- Alors ? Buka ?
- Captain Nick pas revenu ?
- Non ! Buka ?
Teng hochait la tête, visiblement emmerdé de la suite des évènements. Linon l'assura qu'il les aiderait à continuer leur travail si Edward était à la hauteur.
- Captain Edward très bon, très boite ! Pas crier, pas boire. Triste, un peu triste.
- Buka ?
Teng regardait le fond de sa tasse de thé pour y chercher un signe dans les brins de feuilles :
- Les gens y veulent continuer le contrat. Ils ont payé plus.
Et là il sortit une mallette de fer qu'il ouvrit devant Lino. Pleine de billets serrés.
- Il y a la part de Captain Nick, dit Kora.
- Comment la part ?
- Oui, il prend des billets pour lui et puis il garde le reste pour acheter les caisses.
- Tu sais où acheter, demanda Lino.
Kora répondit oui. On sait tout, mais on n'a pas les codes.
Teng sortit un papier de sa chemise, un papier plié en quatre qu'il ne comprenait pas et le tendit à Lino.
Probablement des positions GPS, des fréquences VHF et des codes de transmission, pensa-t-il.
- Combien de temps ?
Un mois jour pour jour.
- Garde la mallette dans la cale !
- Bien, patron !
Lino entra les coordonnées GPS dans l'écran Volkswagen de l'Amarok. Le point de rendez-vous était en limite des eaux territoriales du port de Vanimo à quarante kilomètres de la frontière indonésienne. Le seul accès possible était la mer. Les autres codes donnaient deux date-heure, la fréquence VHF et les signaux de reconnaissance en morse. Il informa par téléphone Teng qu'il avait compris son papier et qu'on ferait le voyage à son retour du trek dans sept jours donc. Qu'il approvisionne les vivres et fasse la soute en attendant. Teng lâcha un "Bien, patron !" et raccrocha. Avant de prendre la route de Nadzab, il s'arrêta au Yacht Club et courut au ponton d'Edward pour lui crier en français qu'il repartait dans sept jours. Edward leva le pouce. Et le convoi de cinq voitures chargées à bloc sortit de la ville vers Goroka.