Sicaires (24) La mer au clair de la lune

Chapitre XXIV.- La mer au clair de la lune


Le charter-plongée en Mer de Bismark se passa comme un rêve, à tel point que John autant que Lino se demandait quand tout cela allait merder ! Le contact du liberator n'avait pris que deux jours. Il lui fallait du temps pour collecter le prix mais il avait déjà donné sa liste de courses. Rendez-vous était fixé à la deuxième nouvelle lune avec les mêmes codes d'appel que la dernière fois. Grandchamps ayant lui-même proposé d'amorcer la pompe, on pouvait faire crédit, pensa Lino sur le moment. Il aurait été mieux inspiré de lire plus attentivement la presse. C'est en revenant à Port-Moresby qu'il apprit la nouvelle. La Chine populaire avait surenchéri dix fois sur l'aide australienne aux Iles Salomon et avait pris pied sur le territoire dans le cadre de la One Road, One Belt, le nouvel axe de colonisation de l'Empire communiste du Milieu. La grande île Bougainville qui appartenait à la Papouasie serait-elle déstabilisée prochainement par les services chinois, ou les Australiens allaient-ils prendre la mouche et des contre-mesures brutales ? Quid du bizness ? Lino éplucha les deux journaux de Port-Moresby. Il savait que les Bougainvillais voulaient l'indépendance et que la Papouasie la leur accorderait. Mais cette indépendance ne suffirait pas à déstabiliser la zone australienne en profondeur. Dans leur nouvel hubris impérial, les Chinois voulaient acquérir des positions économiques solides sur tout l'archipel des Salomon (Bougainville comprise) qui commandait la Mélanésie. Ils avaient placé des pions au Vanuatu et s'intéressaient au nickel des Kanaques auxquels ils avaient envoyé des émissaires de collaboration, à tel point que ceux-ci voyaient leur crainte des Australiens s'atténuer au bénéfice du grand parrain jaune. Mais ce n'était pas ce qui tracassait Lino.

Si les Chinois intervenaient à Bougainville, ils prendraient aussi le commerce des fusils. A des prix indécents ! Que vaudraient demain les M16 recyclés par les Philippins que Grandchmaps fourniraient si le marché était saturé d'AK47 ? Rien ! On aurait le stock au Vanuatu, monsieur Elie aurait viré le pognon chez quelque trafiquant de surplus qui ne reprennent jamais la marchandise qu'ils n'ont jamais vendue bien sûr, et on commencerait le porte-à-porte pour fourguer du M16 d'occasion à des mecs qui en vendraient tous eux-mêmes ! C'est Monica qui intervint au bon moment :
- Depuis une semaine, John est préoccupé, Lino. Il couve quelque chose !
- Je n'avais pas remarqué, mais s'il a perdu en gaîté, c'est le signe d'une concentration mentale qu'il n'arrive pas à évacuer. Je vais lui parler avant qu'il ne reparte à Lae.

Le soir-même, en ouvrant le bar, Lino demanda à John, ce qui le préoccupait au point que les filles s'en étaient aperçu. Et la réponse vint tout naturellement :
- Je crois que tu relances le smuggle pour me faire plaisir, mais quand on réfléchit un peu tu n'as en pas besoin, entre l'hôtel, le trekking et une croisière par ci par là. Et depuis qu'on travaille ce projet, je vois les difficultés s'additionner, ce qui annonce une prise de risque de plus en plus grande. Nous sommes le maillon coulissant qui se balade entre deux écueils, Grandchamps et le Liberator. Tout va bien, ils sont sympas ; tout va mal, ils nous prennent en tenaille ! Et, même avec les Papous du trekking, nous sommes une toute petite équipe. On n'a même pas une Gatling si ça pète. Tu le vois comment toi ?
Lino avoua que c'était bien l'aventure de remonter un coup à deux qui l'avait tenté ; mais que l'affaire s'annonçait difficile.
- Notre problème est que nous avons allumé les fanaux et même avec de bonnes raisons, la concurrence des communistes chinois en est une, les autres parties contractantes travaillent de leur côté en ce moment et allument à leur tour les fanaux. Sauf à quitter la région à la cloche de bois, nou sommes obligés d'assurer le premier coup. Il faut que je trouve une bonne explication ou une bonne preuve que l'affaire restera sans suite. Capito ?
John réfléchissait. Effectivement il était dangereux de stopper la poulie maintenant ! Il fallait en parler aux filles ; ce qui fut fait au dîner. Il fut convenu que le problème était Grandchamps. Et il n'y avait pas d'autre moyen de le stopper qu'en lui parlant face à face. On pouvait lui envoyer Monica ou Maïté mais c'est Lino qui aurait le plus de poids. Il lui fallait sortir du bois. Le message mensuel à Brisbane était dans quatre jours. Il demanda l'entrevue à Port Vila à première occasion. La réponse revint favorablement pour le 12 au Holiday Inn. Lino prit aussitôt le chemin du palais de justice pour demander le visa de ré-entrée à Port-Moresby. Le juge qui suivait son affaire lui posa des questions. Mais il était facile de mixer un projet touristique quelconque avec les charter-plongées de la Solomon Queen. Restait à trouver un vol cargo, aucune compagnie aérienne ne faisait la ligne. TNT escalait deux fois par semaine dans chacune de ces villes, Lino qui les connaissait obtint son passage sans problème. Au jour-dit, il embarqua une caisse de bières pour l'équipage et du crabe séché à décortiquer.

Elie Grandchamps lui ouvrit grand les bras, comme s'ils avaient fait la Somme ensemble. Après les "souvenirs", Lino apprit qu'il y avait déjà deux cargaisons de deux cent pièces chacune en préparation, aux Philippines justement (il avait vu clair). Le stock-tampon serait ici à Port-Vila. Lino expliqua les difficultés qu'il anticipait avec les Chinois sur l'archipel des Salomons, ce qui revenait à ne faire qu'une seule et unique expédition, et de s'en tenir là. Grandchamp avait l'air contrarié, ce petit bizness semblait lui avoir plu, mais il était assez expérimenté dans ce commerce pour en saisir les dangers quand un concurrent étatique sans limites d'aucune sorte plongeait dans le marigot. On s'en tiendrait donc là. Quatre cents fusils. Pas de bénéfices, pas de commission. Mais où était le bateau ? La Solomon Queen ne pouvait assurer ce transport, et les bateaux étaient en haut de la carte, pas au Vanuatu. Il n'y avait aucune difficulté à sortir un bateau d'Indonésie, mais s'il fallait le descendre au Vanuatu pour remonter à Bougainville, cela faisait beaucoup de soutes et d'exposition. La solution élégante selon Lino - à ce mot Grandchamps haussa les sourcils - était d'acheter un bateau aux Molluques avec un fret de couverture pour aller charger les quatre cents pièces directement aux Philippines et redescendre à Bougainville, puis ramener le fret à Lae.
- Une seule fois !
- Une seule fois, OK !
- Des pneus. Des pneus agricoles, des pneus de mines et de travaux publics, des pneus tout-terrain, des pneus de camion. Il y avait de la demande en Papouasie.
- Des pneus, OK, confirma Lino. Qui se charge du bateau ?
- Moi, répondit monsieur Elie. Une préférence ?
- Rapide pour le prix !
Finalement l'affaire se dénouait sans crise et il y aurait un dernier parfum d'aventure.

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