Sicaires (10) - La Dispersion
Chapitre X.- La dispersion
Léon Berstein avait été prévenu par une relation obligée d'Europol à La Haye que l'agent dormant Micić était en cavale. Bien qu'ils ne le sussent pas encore, le trio était en perdition. Il donna l'ordre à Lino d'éclater la formation à meilleure convenance, Carolina devant gagner le Maroc immédiatement sans délai. John pouvait rentrer à Bayonne, puis se perdre dans la campagne profonde dans un canton quelconque d'associaux de la Montagne Noire par exemple, comme il le sentirait. Lino devait attendre une exfiltration à Porto et ne pas communiquer de position. L'urgence était donc de changer l'allure de Carolina, ce qui avec une perruque et des vêtements amples n'était pas insurmontable. Elle décida de gagner Portimao dans le sud, d'où partait un ferry vers Madère. La voie maritime était moins dangereuse les premiers jours que les aéroports, tous interconnectés. A Madère, elle aviserait. L'important dans sa tête était de couper les ponts avec la TRANSECURE LIMITED qui s'avérait incapable de les sortir du piège ibéricain. Elle disparut donc à l'instant, sans un mot. John gagna la gare routière pour prendre l'autocar du soir vers la France. Lino était déjà parti pour Porto au volant de la Mégane y chercher un hôtel tranquille avec garage. L'Aparthotel de Batalha faisait l'affaire et il était en plein centre, ce qui paradoxalement était un gage d'anonymat plus sûr que le motel en périphérie. C'était un truc de Léon.
Au matin du troisième jour, Lino commençait à se faire à l'idée que Berstein ne bougerait pas. Il n'avait pas donné sa position comme recommandé et semblait ne rien risquer dans l'immédiat. Il achetait deux quotidiens espagnols au kiosque voisin chaque matin et l'affaire du Retiro en avait disparu. Il ne savait de Carolina rien de plus que son professionnalisme à toute épreuve et ignorait bien sûr qu'elle avait été recrutée jadis lors d'un seminaire par une ONG américaine traitant les problèmes de partage des eaux au Proche Orient. Le sort de John ne l'inquiétait pas. Il allait se fondre dans la zone quelque part en France. Ne parlant pas le portugais et plutôt mal l'espagnol, il devisa que la solution bon marché serait de quitter la péninsule pour l'Afrique, à défaut de monter en Angleterre où il serait comme un poisson dans l'eau. Mais il fallait déjà tenter une sortie. Il étudia les possibilités de ferries depuis le Pays basque et se décida pour Poole. Mais avant de monter sur un Brittany Ferry à Santander, il fallait se mettre en compagnie pour ne pas voyager seul, la pire des expositions. Aussi dragua-t-il à plein temps dans Porto. L'idéal était de lever une Britannique qui apprécierait de faire l'économie du voyage de retour au pays. Il ne la trouva pas. Cela faisait déjà deux jours qu'il glandait autour de l'Aparthotel à faire les pubs et restos branchés quand il ferra au Ryan's dans la quartier de l'Infante. La vraie ! Pas si jolie que ça, mais en chairs, 1m75 en talons, rousse et l'œil rieur. Elle éclusait comme un routier et Lino pensa que c'était un bon commencement. Il se posa près d'elle, la salua gentiment et commanda deux stout et deux Jameson. Il savait parler aux femmes qui préféraient parler aux mecs. Puis il attendit qu'elle refroidisse. Au bout d'une heure, il lui dit enfin qu'il avait faim. Elle le regarda de travers et sur un "moi aussi" elle quitta son tabouret pour prendre une table à deux contre le mur. Poulet, morue, patates à l'eau, salade verte et la carafe d'eau...
- Que fais-tu dans ce sympathique bouge, dit Lino en anglais ?
- Je me distrais, comme toi.
- Comme moi !
- j'avais un cours à la fac et j'ai fini.
- Oenologie ?
- Biologie, répondit-elle en rigolant. C'est parce que "Porto" ? C'est un programme sérieux, Erasmus.
- Si t'as fini le programme, je te signale que je remonte samedi en Angleterre en voiture.
- Je m'appelle Lisa et toi ?
- Lino !
- Je ne sais pas si je vais remonter tout de suite... Tu es d'où ?
- Dans le Dorset près de Bournemouth, mais je cherche une maison en Cournouailles avec moins de monde autour.
- Tu bosses ?
- Ben oui ! J'ai des affaires que m'a laissées mon père dans le textile, mais je suis ici en vacances...
- Mon père est employé de banque à Dublin mais je vis chez ma tante à côté de Cork. On peut y allait d'ici en bateau.
- Sans blague ?
- Oui, oui, avec une compagnie bretonne aussi incroyable que ça paraisse.
Lino envisageait déjà un ingénieux déroutement qui brouillerait la piste, quitte à rentrer à Poole ensuite par la route en prenant un ferry vers le Pays de Galles. Il finit son plat, paya l'addition du bar et de la table et, se tournant vers la fille encore assise, haussa les sourcils ? Elle se leva et sortit avec lui. La nuit était très avancée, elle habitait en coloc près de l'Institut de biologie. Lino lui dit qu'il résidait au centre dans un bon hôtel et qu'il avait deux lits. Il lui proposa de l'héberger pour la nuit, breakfast compris, mais il la raccompagnerait chez elle si elle préférait rester seule. L'Aparthotel et son confort la tenta. Elle lui prit le bras : "Allons donc !"
Lino n'avait pas menti, l'appartement spacieux offrait deux couchages doubles. Bien qu'imbibés, ils ne défirent qu'un seul lit et après quelques caresses Lisa plongea dans les bras de Morphée. Au petit matin, Lino avait confectionné un gros breakfast, thé, café, jus d'orange, le classique.
- Je ne suis pas trop moche au réveil ? demanda Lisa d'une fausse petite voix.
- Terrible ! C'est pourquoi il faut manger !
Après la douche, elle reprit du café et demanda le programme. "J'ai encore une journée de touriste" dit Lino, "après quoi je dégage vers le gris et la pluie du Nord !"
- Qu'est-ce t'as comme voiture ?
- Une Renault rapide. Si tu viens avec moi, il faut réserver la place sur le ferry de Santander.
Lisa réfléchissait vite. Elle était là depuis cinq mois et avait épuisé toutes les ressources de la région. Une escapade en Algarve avec deux filles de la fac et deux journées à Lisbonne avaient rompu la monotonie des cours. Elle se sentait un peu comme du bois flotté aujourd'hui. Inutile. Lassée. Lino était un beau mec qui ne la baratinait pas, et il semblait à l'aise. Elle reprit du café... après tout l'aventure à vingt-six ans était toujours possible et elle pouvait se limiter au voyage... au voyage gratuit, enfin presque gratuit.
- On fait un tour en ville puis on passe chez moi faire mon sac ? hasarda-t-elle.
- Comme tu veux. Je réserve ?
- [???] Okay !
Le ferry de Poole était complet pour samedi, dimanche et lundi ; il y avait de la place lundi sur ceux de Plymouth et Portsmouth.
- Et Cork, vous avez de la place ?
- Mais c'est en Irlande, Senhor !
- Oui ! Pour Cork, avez-vous de la place ?
- Toujours de la place en voiture, mais c'est plein en camions.
- Deux passagers et une voiture pour Cork samedi, c'est bon ?
- C'est bon Senhor, à quels noms ?... vous payez comment ? ...
Lisa avait suivi l'échange et avait trouvé son nouveau copain efficace : "Quand je pense qu'il aurait pu lever une connasse d'Anglaise qui aurait fait sa mijorée en plus !"
Lino changea d'allure, prétextant le soleil et ils sortirent bras dessus bras dessous dans le centre de Porto puis descendirent au fleuve. A quatre heures de l'après-midi, Lino sortait la Mégane du garage pour aller chercher le sac et les souvenirs de Lisa. Elle abandonna sa colocataire absente avec un petit mot sur son oreiller. Après un dîner prolongé dans un resto typique, ils rentrèrent et se mirent au lit pour fêter ça. Léon Berstein n'avait toujours pas appelé.
Pendant ce temps, Carbone de la Policia Municipal de Madrid entendait l'histoire d'une vieille dame venue s'inquiéter de la disparition de ses deux voisins qui avaient abandonné leur chien sur Conde de Peñalver, un Galgo noir, une chienne plutôt. Ils logeaient au-dessus d'elle, à trois en fait, deux hommes dont un avec qui elle avait parlé, avec qui elle était allé au Parque para perros du Retiro, un garçon sportif, très gentil. Ils logeaient aussi une copine venue les rejoindre récemment, très belle. Puis du jour au lendemain ils avaient disparu comme par enchantement, en laissant toutes leurs affaires et la chienne. Pfuiiit ! Elle les avait entendus le matin de leur disparition. C'était quel jour déjà ? Ah oui, le jour du monsieur qui était mort au parc à chiens justement. Carbone écoutait sans relancer pour ne pas rompre le fil de souvenirs, puis la vieille dame s'arrêta d'elle-même.
- Vous disiez qu'ils étaient trois, deux hommes, une femme ?
- Oui, trois et le Galgo.
- Et le Galgo ! Ah oui, le Galgo.
- La reconnaitriez-vous ici ? dit-il en lui montrant une photo de Micić.
La vieille dame apparut surprise et sauta sur sa chaise : "Oui, oui, c'est elle".
- Pouvez-vous décrire le garçon à qui vous avez montré le parc à chiens du Retiro ? Elle sourit à l'idée d'aider la police. Dans ce cas, nous allons passer dans le bureau du portraitiste, vous verrez, c'est assez amusant. Et la mamie du deuxième piso parvint à recréer l'image de John en trois quarts d'heure.
Carbone entra dans le bureau du Principal Alvarez : "Il y avait un troisième type ! Voici son portrait-robot". Alvarez le fit aussitôt transmettre au CNI, le complot prenait de l'ampleur, il espérait qu'on lui saurait gré en haut lieu de sa collaboration diligente. De fait John était identifé le soir même par Interpol et son portrait diffusé partout en Europe dans la nuit.
(la suite au chapitre XI - clic)